Les ONG doivent-elles abandonner les pays que les gouvernements "déconseillent vivement"?
Les "conseils” formulés par le gouvernement s’adressent d’abord au grand public, assurent des ONG. Qui brandissent leur principe de solidarité avec les peuples en guerre. De son côté, le SPF Affaires étrangères rappelle les conditions de l’assistance consulaire.
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Publié le 01-02-2023 à 10h54
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Au moment de son arrestation le 24 février 2022, alors qu’il se rendait dans la capitale iranienne, Téhéran, pour régler son déménagement, Olivier Vandecasteele n’était plus sous contrat avec une ONG. Mais le Belge, aujourd’hui condamné par le régime iranien à 40 ans de prison et 74 coups de fouet, a travaillé durant plusieurs années pour diverses organisations non gouvernementales dont Médecins du monde. Cette actualité fait rejaillir une série de questions quant aux risques courus par les humanitaires lorsqu’ils choisissent d’aller apporter leur aide dans des zones “vivement déconseillées” par les autorités gouvernementales. Tentative d’éclairage.
“L’aide humanitaire est une raison essentielle d’aller sur place”
Pierre Van Heddegem travaille aux opérations internationales de Médecins du monde Belgique et officie en tant que référent sécurité au sein de cette organisation non gouvernementale de développement médical. Pour lui, c’est clair : les ONG ne doivent pas abandonner les pays, les zones de guerre que les gouvernements déconseillent vivement. “De mon point de vue, les raisons humanitaires sont des raisons essentielles, et donc des raisons de se rendre sur place.”
Mais tout cela, nuance-t-il immédiatement, en s’assurant qu’une série de critères de base sont rencontrés : l’analyse des besoins sur place (“assurer notre propre sécurité passe en tout premier lieu par l’acceptation de notre activité par les communautés locales”), l’analyse du contexte dans lequel l’ONG est amenée à travailler et celle des risques liés à ce contexte. Ainsi, souligne-t-il, “les premiers risques rencontrés sur place par un humanitaire ne sont pas forcément sécuritaires. Ils peuvent être le simple fait d’être dans des zones extrêmement reculées où l’accès aux soins, surtout spécialisés, est très compliqué”.
Les recommandations formulées par certains États sont en fait un élément parmi d’autres liés à l’analyse des risques courus. “Et je pense qu’il y a lieu de se demander à qui s’adressent ces recommandations, relève Pierre Van Heddegem. Elles s’adressent d’abord au grand public. Il est clair qu’il y a certaines zones où on ne part pas en vacances. Ces recommandations s’adressent aussi à nous, ONG, mais une certaine prise de risques est associée à notre travail.”
Toujours une décision collégiale
Ainsi, explique-t-il, les humanitaires qui sont envoyés sur le terrain reçoivent au préalable une solide formation à l’analyse du contexte et à la prévention des risques. Des procédures précises sont également scrupuleusement étudiées, pour un déplacement en convoi d’un point A à un point B par exemple. Bien que le facteur humain persiste inévitablement, observe-t-il, des garde-fous sont mis en place. “La décision d’aller ou de ne pas aller dans une zone n’est jamais prise par une seule personne, elle est le fruit d’une concertation entre plusieurs individus. Et, bien sûr, il existe toujours un droit de retrait de la part de l’humanitaire envoyé sur place.”
On notera au passage que la notion “d’humanitaire envoyé sur place” est toute relative dans la mesure où les ONG fonctionnent aujourd’hui largement avec du personnel local. Pas moins de 95 % du personnel de Médecins du monde Belgique est ainsi composé de staff local.
Enfin, faut-il le rappeler : une majorité des ONG sont partiellement subsidiées par les gouvernements. Dès lors, on peut légitimement se demander comment celles-ci appréhendent les recommandations qui sont formulées par leurs bailleurs ? Pour le dire autrement, les ONG conservent-elles une pleine liberté de discernement ?
“Cela ne va aucunement influencer nos décisions, assure Pierre Van Heddegem. La seule chose qui va influencer celles-ci, c’est la sécurité de nos équipes. Nos bailleurs, que ce soit l’État belge ou d’autres comme l’Union européenne, n’accepteraient pas de nous financer si nous n’avions pas une analyse sécuritaire solide. Si nous sommes dans une zone de conflit et que l’on constate à un moment donné que la prise de risques est trop élevée, on suspend les activités. Ce sont des décisions que les ONG prennent au quotidien, mais il ne faut pas politiser l’aide humanitaire.”
“La diplomatie belge, elle aussi, se rend dans des zones rouges”
Sébastien Dechamps est coordinateur humanitaire pour Caritas International. Il travaille du côté des urgences et est le référent sécurité au sein de cette ONG qui vient en aide aux victimes de guerres, de violences, de catastrophes et de la pauvreté. Pour lui, les ONG doivent continuer à se rendre dans les zones qui sont “vivement déconseillées” par les gouvernements. “En vertu du principe de solidarité, il serait contradictoire dans notre métier de dire que c’est trop dangereux ou trop compliqué de se rendre sur le terrain, soutient-il d’emblée. Il y aurait alors un sentiment d’abandon dans notre chef par rapport à des personnes, des populations, par rapport à des communautés.”
Selon lui, “il faut bien évidemment tenir compte des avis que l’on retrouve sur le site du ministère des Affaires étrangères, mais ce n’est pas lui qui va donner le feu rouge ou le feu vert. Les autorités savent très bien ce que nous faisons, nous les prévenons toujours partout où nous allons”.
Et le même de souligner la différence qu’il juge nécessaire de faire au sujet des recommandations gouvernementales entre le touriste, le visiteur occasionnel et une organisation professionnelle telle que Caritas International qui est équipée, qui connaît le terrain, la langue, qui établit des procédures et qui détient des réseaux de partenaires locaux. “L’enjeu n’est pas le même : une famille peut repousser ses vacances de six mois tandis que notre programme, lui, sauve des vies. Nous avons chez nous un processus décisionnel qui est mûrement réfléchi : nous faisons toujours la balance entre la prise de risques et le résultat attendu. Cela doit être proportionnel. Nous mesurons tous les risques, pas seulement celui lié à une recommandation administrative. En dernier ressort, nous tenons toujours compte de la décision personnelle de l’humanitaire envoyé sur place. S’il ne le sent pas, il ne doit pas y aller.”
Confiance et dialogue
À l’instar de Médecins du monde (lire ci-dessus), Caritas International reçoit des subsides de la part du gouvernement belge, de la Commission européenne, et cetera. Comment conserver, dès lors, en tant qu’ONG, toute sa liberté de discernement au moment d’analyser les recommandations qui sont formulées par ces mêmes bailleurs ? “C’est une question de confiance et de dialogue, réplique Sébastien Dechamps. Ce n’est pas un simple contrat de client-fournisseur. C’est un partenariat. Nous savons très bien que la bande de Gaza est une zone rouge mais, dans les faits, le gouvernement nous demande d’y aller. C’est pareil pour la diplomatie belge. Comme nous, elle se rend dans la bande de Gaza, à Goma ou à Bukavu alors que ces territoires ont été mis en zone rouge.”
Reste cette question : si un humanitaire décide de ne pas suivre les recommandations gouvernementales et que les choses tournent mal dans un pays donné, cela prémunit-il le gouvernement de mettre tout en œuvre pour venir en aide à la personne ? “Je peux vous assurer que le gouvernement ne va jamais se retrancher derrière le fait qu’il avait dit que la zone était vivement déconseillée, du moins s’il n’y a pas de négligence caractérisée dans le chef de l’individu, réplique-t-il. Le gouvernement se mobilisera.”
“Une responsabilité individuelle de chaque Belge de ne pas se mettre en danger”
C’est le service public fédéral (SPF) Affaires étrangères qui prend la décision de “déconseiller vivement” aux ressortissants belges de se rendre dans un pays donné. Son porte-parole, Wouter Poels, explique à La Libre comment cette décision délicate est prise en interne.
Sur la base de quels critères décidez-vous d’utiliser le vocable “déconseillé vivement” pour un pays donné, et à qui ces recommandations s’adressent-elles ?
Nous effectuons une analyse globale de la situation (sécurité, santé, etc.) dans les différents pays, et ce en tenant compte de plusieurs sources d’information. La position d’autres États membres de l’Union européenne est également consultée. Sur la base de l’analyse réalisée, les conseils aux voyageurs sont éventuellement adaptés. Les éléments de langage sont choisis pour se rapprocher le plus possible de la situation sur le terrain. Il s’agit d’une analyse factuelle. Ces conseils s’adressent à tous les Belges, sans exception.
Si la situation le justifie, le SPF Affaires étrangères se réserve-t-il la possibilité d’interdire aux ressortissants belges de se rendre dans un pays?
Le SPF Affaires étrangères n’a pas la possibilité légale d’interdire aux ressortissants belges de voyager.
Si un humanitaire décide de ne pas suivre les recommandations formulées par le gouvernement et que les choses tournent mal pour lui, cela prémunit-il le gouvernement de mettre tout en œuvre pour lui venir en aide?
Les conseils aux voyageurs sont, comme le terme l’indique, des conseils et non pas une interdiction car la Belgique respecte les principes et libertés de l’État de droit.
Cependant, il y a une responsabilité individuelle de chaque Belge de ne pas se mettre en danger. Dans ce cadre, l’article 83 de la loi du 9 mai 2018 modifiant le Code consulaire spécifie les situations où les Belges ne peuvent pas prétendre à l’assistance consulaire : 1° se sont rendus dans une région pour laquelle un avis de voyage du service public fédéral Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au Développement déconseille tout voyage ; 2° se sont rendus dans une région où sévit un conflit armé ; 3° n’ont pas donné suite à l’appel du SPF Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au Développement de quitter la région où ils séjournent ; 4° prennent des risques démesurés, sans s’assurer en conséquence.
La première priorité du SPF Affaires étrangères reste la sécurité des Belges à l’étranger.