Les multinationales complexes sont les championnes de l’évasion fiscale
Plus un groupe est complexe, moins il paie d’impôts, selon une étude du CEPII. Cette stratégie, qui lèse les États, ne serait pas payante pour la multinationale.
- Publié le 05-06-2023 à 13h28
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L’évasion fiscale des multinationales fait perdre, chaque année, des centaines de milliards d’euros de recettes fiscales, à l’échelle mondiale. Si ce constat a été documenté par de nombreuses études, le CEPII, le Centre d’études prospectives et d’informations internationales, a tenté d’identifier quelles étaient les multinationales les plus susceptibles de pratiquer cette évasion fiscale. “On a en tête que ce sont les grands groupes qui s’adonnent le plus à l’évasion fiscale, mais cela n’a jamais été démontré”, nous explique Vincent Vicard, l’un des auteurs de l’étude.
Qu’en est-il réellement ? Les conclusions du CEPII montrent qu’une grande multinationale ne pratique pas forcément davantage l’évasion fiscale qu’une petite. En revanche, plus un groupe est complexe, plus il pratique l’évasion fiscale. “Un groupe complexe a tendance à interposer de nombreuses sociétés entre la maison-mère et ses filiales, décrypte Vincent Vicard. Or nous avons constaté que ces groupes complexes paient, en moyenne, moins d’impôts à l’échelle du groupe”.
Davantage de bénéfices dans les paradis fiscaux
On sait que déplacer ses bénéfices, vers des filiales enregistrées dans les paradis fiscaux, est un moyen de faire de l’évasion fiscale. Cette stratégie implique également d’enregistrer peu de bénéfices dans les pays à forte taxation. Or le CEPII a constaté de grosses différences, à ce niveau-là, entre les groupes simples et les groupes complexes. “Nous avons constaté que les multinationales complexes avaient tendance à déclarer des profits proches de zéro dans les pays à forte taxation, précise Vincent Vicard. En revanche, ces groupes complexes ne déclarent pas de profits proches de zéro dans les paradis fiscaux”. Ce qui confirmerait, selon le CEPII, une stratégie délibérée de déplacement des bénéfices : depuis les pays à forte taxation vers les paradis fiscaux.
Ce que l’on n’observe pas chez les groupes simples. “En revanche, chez les multinationales simples, il n’y a pas cette stratégie de déplacement de profits, déclare Vincent Vicard. Chez elles, la probabilité de déclarer des profits nuls est la même dans les paradis fiscaux que dans les pays fortement taxés.”
Selon le CEPII, une multinationale complexe peut interposer dix sociétés entre la maison-mère et ses filiales.
Les plus grandes sont souvent plus complexes
Précisons également que les grandes multinationales affichent plus souvent une structure complexe que les petites. Cela pourrait s’expliquer par le coût élevé inhérent à la création de cette multitude de filiales disséminées dans le monde. Mais, précise le CEPII, il existe aussi de grands groupes avec une structure simple : la maison-mère détient alors directement ses filiales (sans intermédiaires).
Le CEPII note que la grande majorité des multinationales ont une structure simple. Parmi les 66 539 multinationales actives en Europe, 62 % détiennent moins de cinq filiales.
Néanmoins, les groupes complexes sont très… complexes. Selon le CEPII, 3 % des multinationales actives en Europe détiennent 47 % des filiales et près de 66 % de la valeur ajoutée, de l’emploi et des actifs.
Faire remonter les bénéfices
Notons également que la multiplication des filiales, dans le chef des groupes complexes, sert surtout à faire remonter les profits aux actionnaires, en minimisant la taxation des dividendes.
“C’est lors de la distribution des dividendes aux actionnaires que la complexité d’une multinationale est utile, déclare Vincent Vicard. Ces groupes complexes font ce qu’on appelle du ‘treaty shopping’. Ils utilisent les conventions fiscales bilatérales pour faire remonter les dividendes via les pays où ils seront le moins taxés. Si un traité prévoit que le dividende n’est pas taxé entre tel et tel pays, il est utile d’avoir des filiales dans ces deux pays”.
Enfin, le CEPII est arrivé à la conclusion que ces stratégies d’évitement fiscal n’étaient pas payantes, en moyenne. “Oui, une multinationale complexe paie moins d’impôts, au niveau consolidé, qu’une multinationale simple, explique Vincent Vicard. En revanche, la rentabilité après impôts est la même pour un groupe complexe que pour un groupe simple.”
Bref, la multinationale complexe paie moins d’impôts mais elle fait aussi moins de bénéfices. Ce paradoxe pourrait s’expliquer par le fait que le coût de l’évitement fiscal compenserait le gain fiscal.
Les budgets des États seraient ainsi les perdants de l’évasion fiscale. Les grands gagnants seraient, eux, les avocats et autres experts fiscaux qui mettent en place ces stratégies d’évasion fiscale…
Selon Vincent Vicard, l’instauration d’un impôt minimum mondial pourrait régler une partie du problème posé par les groupes complexes.
Trois moyens de déplacer les profits
Le CEPII rappelle qu’il existe trois principaux moyens pour déplacer des bénéfices vers les paradis fiscaux : la manipulation des prix de transfert ; la localisation de la propriété intellectuelle dans les paradis fiscaux ; et le transfert de dette intragroupe.
La manipulation des prix de transfert consiste à surfacturer certains achats ou services qui ont lieu entre les filiales d’un même groupe. Imaginons qu’une filiale enregistrée dans un paradis fiscal surfacture un service fourni à une filiale établie dans un pays à forte taxation. Par ce biais, la filiale du paradis fiscal augmente artificiellement ses bénéfices, tandis que la filiale du pays à forte taxation réduit ses profits.
De même, enregistrer la propriété intellectuelle dans une filiale établie dans un paradis fiscal implique que les filiales utilisant cette propriété intellectuelle lui paient des royalties. Encore un moyen de faire voyager des bénéfices des pays fortement taxés vers le paradis fiscal.