Le patrimoine arménien en grand danger au Karabakh
Depuis la défaite de 2020, des universitaires scrutent vidéos et images satellites pour estimer l’étendue des dommages aux églises, stèles, tombes de l’enclave arménienne. Ils ont tous en mémoire ce qui s’est passé au Nakhitchevan.
Christophe LamfalussyPublié le 20-12-2022 à 12h32
:focal(1245x708:1255x698)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/L3UP73PKA5BNVKP2GDOZ5UIN2M.jpg)
De Yerevan jusqu’aux États-Unis, des universitaires scrutent des images satellites et des vidéos. Ils ont en commun une passion pour le patrimoine arménien. Et leur constat est dramatique : des centaines de tombes, églises, stèles et statues ont été détruites ou endommagées dans les territoires reconquis en 2020 par les forces azerbaïdjanaises au Nagorno-Karabakh. Leur inquiétude est grande : et si un nouveau génocide culturel avait, dans un silence absolu, commencé dans cette terre ancestrale arménienne diaboliquement offerte en 1921 par Staline aux communistes azerbaïdjanais ?
À Etchmiadzine, siège du patriarche de l’Église apostolique arménienne, l’archevêque Natan déplie une grande carte. Elle indique toutes les églises, monastères, forteresses médiévales, ponts, sans oublier les fameux khatchkars, ces blocs de pierre qui symbolisent l’histoire chrétienne de l’Arménie, se trouvant en Artsakh, le nom que donnent les Arméniens au Karabakh, et dans les six districts que les indépendantistes ont rétrocédés en 2020 à l’Azerbaïdjan. C’est une multitude de points. Toutes les zones recèlent des vestiges arméniens.
”Nous sommes impuissants”, dit l’archevêque, ancien primat de l’église arménienne en Ukraine. “Tout ce que nous pouvons faire, c’est demander aux progressistes du monde entier d’élever la voix. Et aux grandes puissances – comme les États-Unis et les Européens – d’agir. Il y a eu des condamnations mais personne n’a proposé des sanctions. Nous demandons de faire ce que vous faites avec la Russie”.
Petit pays coincé entre la Russie, la Turquie, l’Iran, la Géorgie et l’Azerbaïdjan, l’Arménie est livrée à la merci de ses voisins. Elle est peu entendue dans le monde occidental, malgré les efforts déployés par sa diaspora. L’Unesco, dont la mission est la protection du patrimoine mondial, n’a pas pu envoyer de mission d’expertise au Karabakh. L’Azerbaïdjan le refuse depuis 2020, malgré une demande expresse de sa secrétaire générale la Française Audrey Azoulay. “Les négociations sont toujours en cours”, confirme une déclaration laconique de l’Unesco, sollicitée par La Libre Belgique.

Deux portails académiques
Qu’en est-il exactement ?
Au moins deux portails académiques – Caucasus Heritage Watch (CHW) à l’université Cornell aux États-Unis et Monument Watch à l’université de Yerevan – ont entrepris de surveiller le sort réservé à l’héritage culturel arménien dans le Nagorno-Karabakh. À défaut de pouvoir s’y rendre sur place, ils utilisent les images satellitaires, les vidéos diffusées par des militaires ou civils azéris ou certains reportages, comme ceux de la BBC.
Car si les Arméniens ont descellé plusieurs khatchkars lors de leur retraite en 2020, notamment deux qui se trouvaient au monastère de Davidank, pour les mettre à l’abri en Arménie même, il reste dans l’enclave d’innombrables tombes, églises, stèles. Elles seraient au nombre de 4 000 environ. Beaucoup sont en mauvais état, résultat d’années de disgrâce pendant la période soviétique athée. Des églises furent transformées en granges, étables ou entrepôts. Mais les autorités locales avaient commencé à les restaurer après 1994, la première guerre du Haut-Karabakh.
Or, sur les réseaux sociaux, on voit des individus renverser des croix et des statues de patriotes arméniens, briser des monuments funéraires. En mars 2021, une équipe de la BBC a découvert qu’à Jabrayil, ville détruite pendant la première guerre de 1994, une église arménienne, bien en place après l’offensive azérie, avait été totalement rasée par la suite. Sur base d’images satellite, Caucasus Heritage Watch documente aussi la destruction totale du village de Mokrenes/Susanlyg et de son église entre mars et juillet 2022 et parle de menaces pesant sur des ponts et églises, principalement à cause de travaux routiers “où des bulldozers s’approchent sans faire attention aux structures fragiles, centenaires”, selon un rapport publié en octobre. “Pour le moment, les sites menacés sont plus nombreux que les sites endommagés ou détruits” , ajoute l’organisation qui dit espérer que le gouvernement azerbaïdjanais va entreprendre des efforts de préservation. CHW recense aussi quelques mosquées détruites afin d’être le plus objectif possible.
Côté arménien, le ton est plus alarmiste d’autant plus que Bakou développe la thèse que les Arméniens auraient repris à leur compte l’héritage laissé par des Albanais du Caucase, une communauté chrétienne disparue qui vivait selon les historiens beaucoup plus à l’Est du Karabakh, dans l’actuel territoire de l’Azerbaïdjan. “Les Azéris, non seulement détruisent, mais effacent aussi les noms. Parfois, ils disent que c’est une église albanaise. Parfois ils datent une église au 19è siècle. C’est toute une entreprise de manipulation”, dénonce le professeur Hamlet Petrosyan, directeur de Monument Watch à Yerevan.

Le terrible précédent du Nakhitchevan
La peur d’un nettoyage ethnique est profondément ancrée dans la mémoire des Arméniens, non seulement en raison du génocide de 1915-1916, mais aussi parce que l’Azerbaïdjan a totalement effacé leurs traces dans la province du Nakhitchevan. Tout comme le Karabakh, cette province avait également été transmise à l’oblast de l’Azerbaïdjan par Staline en 1921.
”Je suis pessimiste en raison du passé”, poursuit l’archevêque Natan. “Au Nakhitchevan, les destructions se sont poursuivies jusqu’en 2007. Environ 23 000 tombes et 89 églises ont été démolies. Près de 6 000 khatchkars ont été détruits en 3-4 jours en 2005. Les Arméniens ont dû quitter massivement la province et créer une ville nouvelle en Iran, Djolfa”.
Une enquête passionnante du Caucasus Heritage Watch, publiée en septembre dernier et intitulée Silent Erasure, documente l’oblitération de l’héritage arménien de la province azérie. En comparant des images des avions de reconnaissance américains, des cartes soviétiques, des archives de l’historien Argam Ayvazyan et des images satellites, les chercheurs sont parvenus à déterminer que 98 % des traces arméniennes avaient été effacées. Même des ruines de monastères ont été passées au bulldozer.
”Des représentants du gouvernement d’Azerbaïdjan maintiennent qu’il n’y a jamais eu d’Arméniens au Nakhitchevan, alors il n’y a pas de patrimoine et, par ailleurs, pas d’éradication culturelle. Des décennies d’images satellites (..) démentent cette fiction officielle”, concluent les universitaires.

L'archéologue qui a découvert la cité perdue de Tigranakert : "Ce fut une tragédie pour moi"
L’une des conséquences immédiates de la défaite arménienne au Karabakh à l’automne 2020 fut l’impossibilité pour le professeur Hamlet Petrosyan d’accéder à la ville antique qu’il avait découverte en 2003 dans le sud de l’enclave arménienne en Azerbaïdjan. “Ce fut une tragédie pour moi”, raconte le chef de la mission archéologique dans son bureau de l’université de Yerevan. “Après quinze ans de fouilles, nous n’avons trouvé que 5 à 6 pourcent de la cité”.
Cette ville, qu’il a baptisée la Tigranakert d’Artsakh, est selon lui “un exemple classique de l’urbanisme et des fortifications hellénistiques”, inspiré d’Alexandrie au 3è siècle avant JC et vraisemblablement fondée par l’un des rois d’Arménie, Tigrane 1er ou son fils, Tigrane II le Grand.
Construite sur un promontoire, la cité devait protéger ses habitants contre les invasions venues du Caucase du Nord. Lors des fouilles, un épais mur d’enceinte triangulaire a été excavé, avec de lourdes pierres symétriquement alignées selon les techniques hellénistiques, de même qu’une tour. L’archéologue voit dans la configuration de la cité une proximité avec les cités grecques de Priène, Éphèse ou Milet, toutes situées actuellement en territoire turc.
”C’était une ville très riche, multiethnique. Ses premiers habitants n’étaient pas seulement arméniens, mais aussi grecs”, dit-il. “Dans les histoires géographiques arabes, on l’appelait la ville grecque. Plus tard, elle a fonctionné comme un premier centre chrétien”.

Le professeur Petrosyan, membre de l’Académie nationale des sciences de la République d’Arménie, parle avec passion de cette découverte qu’il a faite avec son équipe il y a quinze ans. Un petit musée a été construit à côté du site pour abriter les découvertes. Mais l’offensive de 2020 a mis fin à ses fouilles, et surtout, certains en Azerbaïdjan ont tenté de discréditer son travail. Un documentaire diffusé sur la chaîne en russe de CBC TV Azerbaïdjan a laissé entendre que les Arméniens avaient inventé des “cités antiques” au Karabakh pour conforter la thèse que cette terre était la leur.
L’archéologue a réagi en écrivant un post, mais se lamente de n’avoir jamais rencontré un archéologue azéri qui prenne ses distances avec la propagande de Bakou. “C’est difficile et souvent inutile pour un chercheur de répondre au non-sens des propagandistes”, dit-il. Aujourd’hui, il scrute les images satellites pour savoir ce qui se passe à Tigranakert.
