La folle course aux montagnes de plus de 8.000 mètres
Reinhold Messner est le premier à avoir gravi les quatorze sommets de plus de 8 000 mètres. Un défi réussi par une quarantaine d’alpinistes, dont Nirmal Purja, qui bat un record de vitesse.
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- Publié le 31-05-2020 à 13h06
- Mis à jour le 31-05-2020 à 13h07
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Il ne lui a fallu que sept mois. Sept mois pour gravir les quatorze montagnes de plus de 8.000 mètres de la planète, de l’Annapurna au Shishapangma. C’est au sommet de la cime tibétaine, le 29 octobre dernier, que le Népalais Nirmal Purja a posté le message annonçant sa "mission accomplie". Une course de vitesse insensée, durant laquelle tous les moyens techniques ont été mis à disposition – y compris l’hélicoptère pour passer d’une montagne à l’autre.
On est loin des ascensions de l’Italien Reinhold Messner – le premier à avoir bouclé la série – qui s’astreignait au “style alpin”, une pratique à l’engagement total, sans porteurs, bouteilles d’oxygène ni cordes fixes pré-installées. Car “la confiance vaut davantage que tout le matériel du monde”, pense l’enfant du Sud-Tyrol.
Les 8.000 ayant tous été gravis une première fois entre 1950 et 1964, les himalayistes se sont inventé de nouveaux défis. Ils ouvrent des voies, s’aventurent en zone de la mort sans oxygène, accomplissent des ascensions hivernales (seul le K2 y résiste encore à ce jour). Ils tentent aussi d’atteindre la cime de toutes les montagnes au-dessus de la barre symbolique de 8.000 mètres ou de gravir le plus haut sommet de chacun des sept continents.

La course aux quatorze 8.000 a donné lieu, dans les années 1980, à l’une des rivalités légendaires de l’alpinisme, entre Reinhold Messner et le Polonais Jerzy Kukuczka. L’un est certainement l’un des meilleurs alpinistes du XXe siècle; l’autre un des géants de l’école polonaise, ces jeunes qui, assoiffés de liberté sous le communisme, s’échappent dans l’Himalaya pour y réaliser des exploits auparavant inimaginables - comme le raconte très bien Bernadette McDonald dans "Libres comme l’air" (Nevicata).
De drame en drame
Messner, le rebelle, admiré autant que jalousé, compte, au début des années 1980, plusieurs longueurs d’avance. Depuis tout jeune, il fait preuve d’une incroyable audace. Reinhold et son frère cadet Günther forment une cordée soudée par une fraternité complice et une très forte relation de confiance. Ils sont épris de liberté et d’une vie dans la nature sauvage. "Nous étions complètement schizophrènes. Pour ne pas mourir, nous allions où nous risquions notre vie", racontera l’aîné dans le documentaire Messner, profession alpiniste d’Andreas Nickel.
Les deux garçons avaient écumé les parois des Alpes quand ils ont été appelés, en 1970, à participer à une expédition au Pakistan: l’ascension du Nanga Parbat (8.125m). S’ils sont arrivés au sommet, la course a viré au tragique à la descente: Günther a été emporté par une avalanche. "Tout à coup, mon meilleur compagnon d’escalade, mon frère, mon complice avec qui j’avais surmonté les épreuves les plus difficiles n’était plus là. Je me suis senti obligé de m’en sortir pour raconter à mes parents ce qui s’était passé." Reinhold en a réchappé après des jours de marche, au prix d’orteils et bouts de doigts gelés. "L’agonie et la mort elle-même ont fait de cette aventure l’expérience à la fois la plus atroce et la plus importante de ma vie", écrira-t-il à l’aube de la septantaine dans son livre, très personnel, "Le sur-vivant" (Glénat).
En 1971, lorsqu’il retourne au Nanga Parbat rechercher le corps de son frère, il réalise qu’une deuxième vie s’ouvre à lui, et qu’elle “serait consacrée aux plus hauts sommets de l’Himalaya”. Mais son deuxième 8.000, le Manaslu (8.163 m) en 1972, tourne mal à son tour. Deux membres de l’expédition y meurent, dont son compagnon de cordée Franz Jäger. Messner, auquel on reproche d’avoir abandonné l’alpiniste autrichien qui avait choisi de redescendre pendant que lui continuait à monter, est très critiqué par le “milieu”. Mais ne range pas son piolet et ses crampons pour autant.

L’Everest sans oxygène
Trois en plus tard, l’Italien réalise la première ascension en style alpin du Gasherbrum I (8.068 m), qui étale ses flancs sur le Pakistan et la Chine. Puis, en 1978, c’est l’exploit que beaucoup pensaient humainement impossible: gravir l’Everest sans apport d’oxygène. L’Italien, en "cordée symbiotique" avec l’Autrichien Peter Habeler, atteint le point culminant de la planète sans aide respiratoire, sans bulletin météo, sans dopage, sans technologie de pointe ni traces équipées à l’avance. Sur l’arête sommitale, les deux hommes, à bout, avancent à quatre pattes pour ne pas être emportés par la tempête qui s’est levée. Ils atteignent la cime “sur les genoux”, sans “aucune euphorie”, avec humilité et le sentiment de courir un grand danger. Ce qui n’empêchera pas Messner de retenter l’expérience deux ans plus tard, en solo cette fois.
En 1979, l’Italien atteint l’un des sommets les plus difficiles au monde, deuxième en altitude, le K2 (8.611 m), sur la frontière sino-pakistanaise. Descendu du Lhotse, Jerzy Kukuczka se met alors en tête de partir à sa poursuite dans la course aux 8.000, et de fort belle manière: en ouvrant de nouvelles voies et en réalisant des ascensions hivernales à une cadence effrénée. Messner doit accélérer. Il atteint le Shishapangma (8.027 m) en 1981, le Kangchenjunga (8.586 m), le Gasherbrum II (8.034 m) et Broad Peak (8.051 m) en 1982. Suit le Cho Oyu (8.188 m) en 1983. Puis l’Annapurna (8.091 m) et le Dhaulagiri (8.167 m) en 1985 et, enfin, le Makalu (8.485 m) et le Lhotse (8.516 m) en 1986. L’idée était de gagner et, pour son compatriote Hans Kammerlander, qui était des cinq derniers sommets, cette compétition n’était, dira-t-il, pas très agréable.
"Un chiffre"
La notoriété de l’alpiniste italien se révèle à la hauteur de la jalousie qu’il suscite chez ceux "qui se crurent rejetés dans l’ombre du seul fait de mon existence". Mais, "finalement, ces quatorze sommets de plus de 8.000 ne sont qu’un chiffre, ça ne veut pas dire grand-chose", écrira celui qui, sur vingt-cinq tentatives d’ascension de montagnes de plus de 8.000 m entre 1970 et 1986, réussira pas moins de dix-huit fois. "Aujourd’hui, avec le recul, peu m’importe de savoir combien de parois fameuses j’ai gravies. Mais il m’en est resté l’expérience: j’ai appris sur moi et sur la vie en général."

Reinhold Messner est donc le premier à boucler la série, en seize années, et sans oxygène. Jerzy Kukuczka, deuxième, a presque réussi à le rattraper en réussissant l’exploit en sept ans, onze mois et quatorze jours (avec un peu d’oxygène sur l’Everest). C’est son record, resté invaincu, que Nirmal Purja, ancien Gurkha de l’armée britannique, vient de battre spectaculairement.
Avant que le Polonais ne disparaisse sur les pentes du Lhotse en 1989, Reinhold Messner aura le temps de lui écrire ces quelques mots: "Tu n’es pas le numéro deux, tu es magnifique."
