Extension du domaine de la lutte
Arno Bertina célèbre le combat et le courage, la solidarité et l’intelligence de salariés qui tentent de sauver leur outil.
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Publié le 30-11-2021 à 16h00 - Mis à jour le 30-11-2021 à 17h41
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"Un livre doit rester ouvert à ce qui déborde de la colère. Le texte doit rendre compte d'une forme de richesse, quelle qu'elle soit, et traquer des formes de souveraineté." Ainsi témoignait Arno Bertina lors d'une rencontre proposée par les Midis de la Poésie, en juin dernier. En la matière, on lui accorde une certaine expérience. Après avoir retracé dans L'Âge de la première passe (Verticales, 2020) plusieurs séjours aux côtés de jeunes prostituées rencontrées à Pointe-Noire et à Brazzaville, il publie Ceux qui trop supportent, récit qui documente le combat d'ouvriers qui redoutent la fermeture de leur usine. Armé d'un bloc-notes et d'un dictaphone, il a, quatre années durant (entre 2017 et 2020), rencontré, interrogé, écouté divers témoins de l'effondrement d'un site où, à partir de bobines de métal de trois tonnes, étaient ciselées des pièces (au millimètre près) pour l'industrie automobile.
Immersion
L'entreprise GM&S de La Souterraine, dans la Creuse, est au bord du précipice, soit du dépôt de bilan, à l'heure où Arno Bertina entreprend son récit. Si le combat de salariés en lutte pour sauver leur entreprise arrive de temps à autre à se faire une petite place dans l'actualité, ce n'est que brièvement et souvent sans lendemain. Quand l'auteur de Des châteaux qui brûlent, une fiction qui mettait en scène la prise en otage d'un secrétaire d'État par les salariés d'un abattoir placé en liquidation judiciaire, a, lui, pris le temps d'une immersion au long cours.
En trente ans, l'usine a changé douze fois d'actionnaire et donc de nom, évolution s'accompagnant le plus souvent de licenciements et témoignant douloureusement du passage d'un capitalisme industriel à un capitalisme financier. C'est sur le plan humain que tout se joue ici. L'entreprise est un employeur grâce auquel des familles vivent. Il y a l'attachement à une usine, à un collectif, à une histoire. Partis de rien, certains avaient réussi, au gré des différents postes occupés, à acquérir une solide expérience et un précieux savoir-faire, ce qui les rendait fiers et ajoutait à "la joie de se montrer intelligent - à ses propres yeux déjà". Le plus souvent au prix d'un épuisement et d'une usure prématurée des corps.
Principe supérieur
Bien que trahis par des ministres qui avaient donné leur parole, bien qu'insultés par le président de la République, les GM&S n'en continuent pas moins de penser que demeure un principe supérieur à protéger. "Pour eux, il faut sauver le ministère de l'Économie et des Finances de ses ministres successifs, et la présidence de la République des hommes qui se l'achètent." Leur combat va ainsi prendre une voie nouvelle : celle de la rédaction d'une proposition de loi qui équilibrerait le marché de l'emploi. Une manière pour eux d'être constructifs envers et contre tout, et pour tous. C'est d'ailleurs un licencié qui est ici à l'initiative.
Les aides de l'État accordées sans conditionnement ni contrôle, un syndicat qui monte les ouvriers entre eux, le silence opposé à dix ans d'interpellations sur l'absence de stratégie pourtant nécessaire à la survie de l'entreprise, la voracité incontrôlable des conseils d'administration, l'argent dépensé sans compter pour des services de gardiennage du site, la mort d'ouvriers partis trop tôt, la perversité du système de sous-traitance : l'écrivain raconte. Parfois souligne, critique. Ou dénonce. Ainsi du langage désactivé par la forme de capitalisme dépeinte ici. "Si les choses ne peuvent plus être saisies par des mots, ou les noms qu'on leur donne, ses forfaits deviennent impossible à désigner." Arno Bertina, lui, sait combien les mots engagent. C'est ainsi qu'il choisit de désigner indifféremment les directions, les actionnaires, Emmanuel Macron, un CRS sous l'appellation "forces de l'ordre". L'importance des mots encore quand, dans un texte de loi, "changer un mot peut tout changer". Enfin, dans la démarche d'écriture, où "le langage est la place de l'autre", qui permet d'"accueillir celui qui n'était pas prévu".
Objectif commun
De cette tragédie humaine et sociale, on veut retenir la lutte qui unit et abolit les barrières de statut, tant il importe de se concentrer sur un objectif commun. "Les hommes et les femmes qui ont en eux une forme de noblesse rêvent de rapports non violents ; peut-être moins fragiles que les puissants - sur le plan narcissique -, ils ne perçoivent pas l'existence des autres comme une agression." Ces pages regorgent de fraternité partagée, mais rendent aussi hommage à l'intelligence, l'intégrité, la curiosité, l'altruisme et l'honnêteté des personnes rencontrées. Ce qui fait beaucoup en peu de pages, et donne de furieuses raisons d'espérer en l'humanité.
- ★ ★ ★ Arno Bertina | Ceux qui trop supportent | récit | Verticales | 231 pp., 19 €, version numérique 14 €
EXTRAIT
"- T'as le sentiment d'avoir été trahi, et d'avoir été utilisé pour trahir tous les camarades restés en Creuse, ceux qui m'avaient fait confiance. Ça, trois ans après, je ne m'en remets pas. Je ne leur pardonnerai jamais. Ne pas nous donner rendez-vous au ministère, c'est complètement hallucinant. C'est avec ce genre de détails que tu mesures la puissance qu'on peut avoir: on est une délégation de sept personnes et ils ont peur de nous ! Oui la peur qu'ils ont du peuple, il faut en avoir conscience."