Michel Legrand : "La mélodie vient parce qu'on travaille tout le temps, je ne crois pas à l'inspiration"
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Publié le 26-01-2019 à 10h52 - Mis à jour le 26-01-2019 à 10h53
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Suite au décès de Michel Legrand, nous vous proposons un entretien que nous avions réalisé en 2004.
Fils de Raymond le chef d'orchestre, frère de Christiane la chanteuse des Double-Six, des Swingle Singers et interprète des «Parapluies de Cherbourg» signés par son frère, père de Hervé le pianiste et de Benjamin, Michel Legrand (Paris, 1932) est au centre d'une dynastie musicale exceptionnelle. Responsable de 250 musiques de films qui ont fait sa fortune et d'un nombre phénoménal de standards qui lui ont taillé une réputation, ce pianiste de jazz, chanteur, orchestrateur et compositeur a eu l'occasion de travailler avec tout le gratin du XXe siècle. Compère de Quincy Jones, auquel il ressemble par la diversité du talent, il a été surnommé The Frog par son ami Miles Davis, comme beaucoup de Français, mangeurs de cuisses de grenouilles... Nous l'avions rencontré en 2004 dans un entretien sans cesse interrompu par un téléphone portable omniprésent - «oui, ça va bien Jean-David, faire la soupe faite par le barreur du navire, très très bonne idée, à dans quinze jours cher Jean-David» - car il y a toujours une musique de film sur le feu... Et de débuter d'emblée par un «Ma réponse est oui!»
Méfiez-vous que je ne mette la question après la réponse... Tenez, parlez-nous de la mélodie, de toutes celles que vous avez écrites et qui sont dans les oreilles de gens qui, parfois, ne connaissent pas votre nom.
La mélodie est la base de la musique. Que vous soyez un musicien de jazz, un musicien classique, un musicien de variétés, un rocker, un n'importe quoi, un musicien de musique dite contemporaine, la mélodie règne. En dessous, vous mettez ce que vous voulez, du rock, du jazz, du machin, rien, du classique, du tordu, du droit, mais c'est la mélodie qui va rester. C'est elle qui doit être de qualité. Dans la musique, c'est la tête pour moi. Je dis bien pour moi.
Elles vous viennent comment, toutes ces mélodies?
Au cinéma, plus que des mélodies, on cherche des thèmes pour la scène en question. Si c'est un musical ou un film dramatique normal, on s'adapte. Mais une mélodie, ça vient, vous savez, on ne sait pas bien comment. Ça vient parce qu'on cherche, qu'on travaille tout le temps, et qu'on a fait une espèce de musculation. Je ne crois pas du tout à l'inspiration. Si vous n'êtes pas musicien, si vous ne travaillez pas, si vous ne vous préparez pas comme un fou, nuit et jour pendant des jours, des semaines, des mois, des années, et que vous attendez l'inspiration, vous attendrez toute votre vie, elle ne viendra rien. Par contre, si vous écrivez tout le temps, si vous êtes tout le temps en mouvement, tout le temps en travail, tout le temps à la recherche, elle risque de venir vous voir.
C'est toujours votre rythme maintenant?
De plus en plus. J'ai augmenté mon rythme au fur et à mesure que j'avançais en âge.
Alors que vous aviez déjà la réputation d'être un stakhanoviste...
Oui mais, maintenant, je suis devenu un véritable bourreau de travail.
Vous n'écrivez pas la musique en jouant du piano ou un autre instrument, mais à votre table, directement sur la partition.
Oui, parce que, quand je lis quelque chose, je l'entends. Vous, quand vous lisez un livre, vous comprenez ce que ça raconte; moi, quand je lis une partition musicale, je l'entends. Il m'arrive, dans mon lit comme ça, ah, de réagir à la beauté, comme vous réagissez à la beauté quand vous l'entendez. Cette forme de technique, qui n'a rien d'extraordinaire, tout le monde peut y arriver, mais ça prend vingt ans. Ce que j'entends dans le silence, si je le cherche au piano, je n'ai que dix doigts. Si j'entends dans ma tête, j'ai tout un univers, j'ai toutes les planètes et c'est beaucoup plus vaste qu'avec un piano seul. Je me sers du piano pour m'exciter dans les errances harmoniques. Parce que c'est beau tout à coup, alors, je suis là, ça m'emporte et hop, dès qu'une mélodie vient, je file à la table et je l'écris dans le silence.
Que vous a apporté l'enseignement de Nadia Boulanger?
Cela m'a apporté toute la vie. Avec Nadia Boulanger, vous apprenez la littérature, l'art, la musique bien sûr, mais vous apprenez la vie, la philosophie, la rigueur, la discipline, tout. En sortant de plusieurs années avec Nadia Boulanger, vous devenez un être compact, un être qui va exister. Il sera peut-être génial ou médiocre, mais en tout cas, il sera un homme formidablement fort. En sortant des bras - rien de sensuel, hein - de Nadia, vous savez comment on apprend, comment on parle, comment on lit, comment on marche. Elle me disait: «Marche avec ta tête», «fais voir»... Et j'y allais. C'est sublime. Des gens comme ça, il n'y en a plus. Nadia Boulanger était un être, vous savez, pas à la manière de Nietsche, mais c'était un surhomme, une surfemme. Je ne sais pas si on dit une surfemme, on s'en fout. Vous voyez quel genre de personnage c'était. Pour moi, c'est l'exemple formidable d'un être humain, et quand vous sortez de chez elle, vous êtes un être humain, puis un être humain musclé hein, parce que... C'est un maître. Il n'y a pas un compositeur important au monde qui n'ait travaillé avec elle.
Vous vous rappelez la chanson «Le Cinéma» avec Nougaro?
Oui, on l'a faite en 1960 et quelque, 62? Mais ç'aurait pu être en 1862 ou en 2062, pareil, je m'en fous. Je ne crois pas au temps. Le temps, c'est une dimension arithmétique qui m'échappe. Il y a le temps réel, la montre, et puis il y a le temps de la création, ou le temps de l'intelligence, de la réflexion, le temps sublime, c'est-à-dire le temps intellectuel. Lui ne s'articule pas, il est mou, comme les montres de Dali. Tout à coup, pendant une heure, ah, une heure, et puis tout à coup, pendant six jours, c'est adagio, puis tout à coup, cela devient allegro vivace, voilà... La rapidité ou la lenteur n'ont rien à voir avec le vrai temps, et moi je suis attaché à ce temps-là, tout à coup, je vais à mille à l'heure, tout à coup, je vais à deux à l'heure. Je vois trois jours et trois nuits qui passent sans m'en apercevoir, et puis une heure dure trois jours. Voilà mon temps. Parce que le temps de la création ou de la pensée est le temps de l'attente. Comme dans les oeuvres picturales, littéraires ou musicales, il y a des temps, et ça, c'est mon articulation à moi.
Où en est votre fascination pour l'Amérique?
Toujours là. Je suis fasciné parce que les Américains sont des professionnels, c'est tout. Quand je rentre en studio, c'est sublime: tout le monde est à sa place, accordé, à l'heure, les copies sont là. A côté, la France est un pays d'amateurs. Moi qui travaille tellement durement, avec une telle exigence, le relâchement, le dilettantisme français me gonflent. Cela ne m'intéresse pas, je tourne le dos.