Les dix sonates de Prokofiev jouées en une soirée : "un coup de folie"
- Publié le 05-03-2019 à 13h10
- Mis à jour le 05-03-2019 à 17h09
:focal(1848x931.5:1858x921.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/NPG7JJ2PHFGI5PQ367MWEGXPMU.jpg)
Le pianiste belge Stephane Ginsburgh interprétera l’intégralité des sonates pour piano de Prokofiev lors des Nuits Botanique. En ce compris la dixième sonate, inachevée, mais “complétée” par le compositeur Jean-Luc Fafchamps.
"Prokofiev était génial, naturellement doué et extrêmement précoce", s’enthousiasme Stéphane Ginsburgh dès les premières minutes de notre entretien. "Il a quand même écrit un concerto pour terminer ses études. C’est tout à fait exceptionnel." Quelques années à peine après sa naissance à Sontsivka (Ukraine) en 1891, le prodige soviétique manifeste effectivement des aptitudes tout à fait inhabituelles pour l’apprentissage du piano et de la composition. Sûr de son fait, le jeune homme goûte peu au conformisme de l’époque, et il se dit que Sergueï se met même rapidement à dos une partie du corps professoral, en affichant ouvertement son sentiment de supériorité. "Ses œuvres au piano sont directes, dénuées d’élément intermédiaire, elles le représentent entièrement" poursuit Stéphane Ginsburgh. "Il a d’ailleurs longtemps écrit sa musique pour lui-même, avant de laisser à d’autres le soin de la jouer."
L’œuvre d’une vie
Le pianiste belge est encore étudiant, lui aussi, lorsqu’il se met à travailler la toute première sonate pour piano du compositeur russe. Il s’attaque ensuite à la deuxième, puis la troisième, et ne cessera de le jouer jusqu’à laisser mûrir un projet musical hors du commun : interpréter l’intégralité de ces sonates au cours d’une seule et même soirée. "Je ne pense pas que Prokofiev ait composé ses sonates dans l’idée qu’elles soient jouées l’une après l’autre", reconnaît Stéphane Ginsburgh. "Je ne sais pas s’il y aurait trouvé un intérêt quelconque, mais c’est une œuvre d’une très grande cohérence musicale. Pour moi, la jouer de cette façon a tout son sens."
De la Russie à l’Europe
Conçue entre 1907 et 1909, la première sonate est une œuvre de jeunesse. La neuvième et dernière pièce fût, quant à elle, achevée en 1947. Les jouer chronologiquement revient donc à parcourir l’entièreté de la vie créatrice de leur auteur. "C’est d’autant plus intéressant que les deux premières sonates ont été conçues en Russie, d’autres en Europe, et les dernières après le retour de Prokofiev en Union soviétique, en 1936", ajoute Stéphane Ginsburgh. Les sonates six, sept et huit - communément appelées "Sonates de guerre" - entamées avant le début du conflit mais clôturées entre 1939 et 1944 - ont en commun une rudesse et une violence. "La neuvième, écrite après la Seconde Guerre mondiale, possède un style très différent, un retour à une certaine simplicité mélodique à l’image de ce que l’on entend dans ‘Pierre et le loup’", estime le pianiste belge, qui ajoute à l’ensemble une dixième pièce, inachevée par Prokofiev, mais "complétée" pour l’occasion par le compositeur Jean-Luc Fafchamps (lire ci-contre).
Un défi musical et physique
De l’aveu même de Stéphane Ginsburgh, cette démarche fastidieuse - soit une prestation de trois heures entrecoupée de courtes pauses - a tout d’un coup de folie. "C’est un défi artistique et physique. Je suis bien conscient que cela pourrait être difficile à vivre dans sa totalité par le public et qu’il y aura des va-et-vient, mais cela me convient. L’idée n’est pas de pousser la virtuosité ni de faire une démonstration, plutôt de repousser les limites de l’interprétation."
"On a tendance à l’oublier, mais au XIXe siècle, les concerts étaient très longs" ajoute-t-il. "Nous vivons désormais dans une époque de distraction permanente, où tout va vite tout le temps. Il est pratiquement impossible de rester concentré pendant plusieurs heures sur une chose unique. Cette démarche est sans doute une façon de rompre avec ce papillonnage, de m’imposer une concentration extrême." De quoi honorer l’intransigeance et le sens de la provocation de Sergueï Prokofiev, qui nous quittait il y a tout juste soixante-six ans, le 5 mars 1953, soit le même jour qu’un dénommé Joseph Staline.
Valentin Dauchot
Et si Prokofiev avait survécu à Staline ?
Étoile de première grandeur dans la constellation de la musique dite "contemporaine", Jean-Luc Fafchamps est belge (né à Bruxelles en 1960) et a touché à tous les genres : chanson, lied, théâtre, ballet, musique de film, musique de chambre, musique symphonique, piano (il est pianiste !), pourvu que ça sonne, que ça danse, et que les sens et l’esprit s’y trouvent stimulés et réjouis.
On soulignera que ce n’est pas la première fois qu’il se permet d’entrer dans le corpus d’un illustre prédécesseur, lui qui vient de récrire des lieder inspired by Schubert pour le Quatuor Alfama et la mezzo Albane Carrère (parution prochaine chez Cypres). "En fait, j’ai énormément écrit en me ‘calant’ sur la musique des autres : le rock progressif de Robert Fripp ou ‘Message in a Bottle’, du groupe Police. Mais, avec Schubert, c’était ma première expérience sérieuse ( rires ), celle où je me suis autorisé à passer de la transcription à la création…"
Tout autre chose qu’avec Schubert
La demande de "compléter" la 10e sonate de Prokofiev lui vient cette fois du pianiste Stéphane Ginsburgh et de Paul-Henri Wauters, directeur du Botanique (lui aussi pianiste classique, ce qu’on sait moins). "Et c’est tout autre chose qu’avec les lieder de Schubert : parce qu’ici on ne dispose que de 40 secondes de musique, environ 40 mesures… Elles comprennent deux thèmes assez simples, dans l’esprit classique, apaisé, voire mélancolique (très mal vu par le régime de Staline) de la 9e Sonate. Mais je ne me sentais pas d’humeur à poursuivre ma sonate imaginaire sur le même ton, et, en tant que professeur d’analyse musicale - on ne se refait pas…-, j’ai senti le potentiel de ces deux thèmes en miroir (l’ombre de Beethoven plane).
Une nouvelle sonate et une fiction
De plus, il fallait aller plus loin que la simple exposition, il fallait inventer un développement, une réexposition, une conclusion. J’aurais bien entraîné Prokofiev du côté de Boulez - ce dernier est né en 1925, ils auraient pu se connaître - mais je me suis dit que j’allais trop loin, et je me suis calmé ( rire ). J’ai donc exposé calmement le matériel (assez limpide) dont je disposais, avec quelques extrapolations qui fonctionnent bien. Et j’ai poursuivi en superposant, à la façon des Sarcasmes (de Prokofiev), trois idées musicales : l’hymne national soviétique, le Dies Irae de la messe grégorienne (reconnaissable entre tous), et la chanson préférée de Staline (une chanson populaire géorgienne)."
On l’aura compris, dans cette introduction, Fafchamps enterre Staline… "Imaginons maintenant que Prokofiev, qui, dans les faits, est mort le 5 mars 1953, le même jour que Staline, ait survécu à celui-ci. C’est là que ‘ma’ sonate démarre : j’embarque Prokofiev dans ma fiction et le dote d’une vigueur nouvelle ! Il refuse les concessions et renoue librement avec son langage le plus personnel et le plus original."
Merveilleux ! Mais par quoi se distingue ce langage ? Et comment le réveiller ? Pour notre interlocuteur (et pour le lecteur aussi, espère-t-on), la réponse est claire : "Sur base du système tonal classique - que Prokofiev n’a jamais abandonné -, et toujours à partir des deux thèmes principaux, j’y procède en ajoutant de la dissonance de l’intérieur, en biaisant les attentes par un parasitage très construit (et repérable), en donnant des visages nouveaux aux résolutions harmoniques, ce qui permet d’offrir quelques beaux passages… À quoi s’ajoute le rythme, si particulier chez Prokofiev, soit martial, soit carrément robotique. La pièce est écrite en seul mouvement, c’est un grand crescendo sur une dramaturgie fictive où Prokofiev est libéré par la mort de Staline."
Et ça sonne comment ? "Comme du Prokofiev ! "
Martine D. Mergeay
Stéphane Ginsburgh, "Intégrale des dix sonates de Prokofiev", le 12 mai au Botanique. www.botanique.be