Amélie Nothomb, écrivain : "Mon adolescence a été tragique. À quinze ans, vous n’auriez pas parié sur ma survie"
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- Publié le 06-09-2020 à 08h00
- Mis à jour le 23-11-2020 à 12h28
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Paris. Fin août. La ville est toujours en zone orange. Deux jours plus tard, elle passera au rouge. Le ciel hésite : la nuit, il pleurait à grosses larmes. Ce matin, il porte un masque de nuages. Au siège des éditions Albin Michel, dans le quatorzième, les portraits des stars de la maison accueillent les visiteurs : Amélie Nothomb, Éric-Emmanuel Schmitt et Pierre Lemaître. Les deux hommes sourient. La femme, non. La voici qui nous accueille, masquée. Elle m’introduit dans le petit bureau qui lui sert de refuge. Un privilège. Gaston Lagaffe aurait aimé l’endroit. Du sol au plafond, les étagères débordent de toutes sortes de choses. Au sol, des papiers et des livres. Et des lettres, des lettres et encore des lettres. Celles du jour sont posées sur la table. “Je réponds, dit-elle, à une vingtaine de lettres chaque jour. Mais j’en reçois beaucoup plus…” Cela lui prend des heures. Car elle écrit tout à la main. Son courrier, mais aussi ses romans. Elle n’a ni ordinateur ni téléphone.
Nous convenons d’ôter nos masques et de garder nos distances. Le geste ne permet pas seulement une meilleure compréhension de l’autre. Il est symbolique. Une sorte de confiance immédiate s’installe. Elle ouvre un dialogue franc et pur. J’essaye de ne pas montrer ma surprise. Mais je me le dis : telle est donc Amélie Nothomb, dans toute sa simplicité et sa beauté naturelle. Pas de chapeau : chapeau ! Pas de maquillage appuyé, pas de coiffure sophistiquée. Jeans et T-shirt noir. Sobre et chic. Mais pourquoi offre-t-elle toujours au regard de ses lecteurs et lectrices un personnage carapaçonné, figé ? Alors qu’elle semble l’exact opposé : une femme simple, presque ordinaire dans l’acception la plus noble du terme.
Pourtant, pas de doute, c’est bien Amélie Nothomb qui parle avec ses mots justes, ses phrases courtes, ses adjectifs choisis. Tantôt sérieuse, tantôt drôle, tantôt mystérieuse, elle n’élude aucun thème et se confie sans détour. Avec simplicité et générosité. Elle ne cherche pas à enrober sa jeunesse de jolis souvenirs. Mais elle insiste, surtout et souvent, sur l’amour qui régnait dans sa famille et le goût pour la littérature portée au pinacle. Comment dès lors songer, fût-ce un instant, à en faire un métier ? Car rien ne prédestinait la petite Amélie à devenir une star de l’édition : des millions de livres vendus, traduits en plus de 40 langues. Le dernier, Les Aérostats, tiré à 200 000 exemplaires, est déjà en cours de réimpression. Elle a ses détracteurs. Et ses admirateurs, de véritables fans. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans ce qu’elle est. Dans ce qu’elle dit et écrit. Et dans ce qu’elle donne.
L'Interview
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
J’ai grandi au Japon dans la famille Nothomb, celle que tout le monde connaît. Une famille sociale-chrétienne. Assez littéraire. Je suis l’arrière-petite-fille de Pierre Nothomb, un poète, et je suis la fille de Patrick Nothomb, malheureusement mort en mars dernier. Mon père était un très grand diplomate et ambassadeur. Sa spécialité était l’Extrême-Orient et le Sud-Est asiatique. Je l’ai accompagné dans presque tous ses postes en Asie.
Quelle enfant étiez-vous ?
J’ai parlé très tard. J’ai mis longtemps à sortir de ma torpeur. J’étais une espèce de plante. Quand j’étais toute petite, on croyait que j’étais anormale, j’étais complètement paumée, je ne bougeais absolument pas. Je me suis réveillée de cet état à l’âge de deux ans et demi par une gigantesque colère. Et puis, cela s’est arrangé, les choses ont plutôt bien tourné. Je suis allée à l’école. J’étais très timide mais j’étais bonne élève. J’ai commencé ma scolarité lorsque nous étions en Chine, à la Petite École française de Pékin. J’étais seule dans mon coin, je n’allais pas facilement vers les autres mais j’ai toujours été la première de classe. Avec mes parents, le contrat était clair. Ils m’avaient dit : “Si tu es la première de la classe, on te fichera une paix royale.”
Dans la plupart de vos romans, vous décrivez l’adolescence comme une période difficile, tragique.
C’est exactement comme cela que j’ai vécu mon adolescence. Autant mon enfance a été heureuse, avec ma sœur Juliette qui était ma meilleure amie – et cela ne s’est jamais démenti – autant mon adolescence a mal commencé, lorsque nous étions au Bangladesh. J’ai subi un épisode de violence sexuelle dans la mer. J’avais douze ans et demi. Cela m’a propulsée dans une espèce de chaos intérieur très difficile. À treize ans et demi, j’ai commencé une anorexie violente dont j’ai bien failli ne jamais ressortir. À quinze ans, vous n’auriez pas parié sur ma survie. Je pesais 32 kilos pour mon mètre septante actuel. J’étais bien décidée à ne jamais remanger. Je sais ce que je dois à la littérature. C’est la lecture des classiques et en particulier de Homère, aussi bizarre que cela puisse paraître, qui a pu me faire renouer avec une réalité assimilable. De manière inexplicable, cela a permis que je reprenne contact avec la vie et la nourriture.
À 17 ans, vous rentrez en Belgique, un pays étranger…
Oui, car j’ai longtemps cru que j’étais japonaise… Mes parents m’avaient toujours dit que quand j’arriverais en Belgique je découvrirais “mon” pays : “Tu vas voir, me disaient-ils, tu te sentiras chez toi, la Belgique est un pays extraordinaire, le plus beau du monde.” Certes, j’ai découvert un beau pays, mais je ne m’y sentais pas chez moi. Je me suis inscrite à l’ULB et je m’y suis sentie exclue. C’était sans doute très largement de ma faute, j’étais complètement cloche, je n’ai jamais été douée pour aller vers les autres. Mais je pense aussi que l’ULB n’était pas un lieu très accueillant pour qui que ce soit. Le fait de m’appeler Nothomb n’a rien arrangé. Je ne compte plus le nombre de fois où des élèves m’ont dit : “Tu t’appelles Nothomb ? Mais qu’est-ce que tu fous là… ?” Comme je n’avais aucun don social, ce furent des années de grande solitude. Heureusement, j’y ai fait des études de philologie romane qui m’ont passionnée. Les études étaient de très haut niveau. C’est la littérature qui m’a sortie du trou.
Pourquoi êtes-vous, ensuite, retournée au Japon ?
Mon intention était d’y vivre. Je m’étais dit : Faisons cesser ce malentendu, je vais prouver au monde que je suis japonaise. J’avais acheté un aller simple pour Tokyo. Dans un premier temps, cela s’est bien passé, j’ai réappris le japonais, j’ai rencontré un jeune garçon, mon premier fiancé sérieux. La première année a été idyllique ; la deuxième, désastreuse. Je l’ai racontée dans Stupeur et Tremblements. J’ai compris que je n’étais pas japonaise mais belge, une sorte de Gaston Lagaffe à côté de ses pompes.
Comment vous est venu le goût d’écrire ?
J’avais déjà commencé à écrire vers l’âge de dix-sept ans, mais jamais dans l’intention d’être écrivain. Comment peut-on vouloir être écrivain dans une famille où la littérature est considérée comme la plus haute religion ? Tout le monde lit dans la famille, elle compte des écrivains. On peut imaginer que cela facilite le chemin vers la littérature. Eh bien non, au contraire. C’est terriblement intimidant. Si la littérature est un temple, comment se frayer un chemin, comment se croire autorisée à écrire quand vous n’êtes qu’une jeune femme, un peu paumée, pas très aimée ? J’étais tout sauf un modèle de réussite, à tout point de vue.
Vous noircissez le tableau…
Non, je vous assure, je suis très proche de la réalité. Et c’est à ce moment-là que j’ai écrit ce qui était alors mon onzième manuscrit, Hygiène de l’assassin. Et là, il s’est passé quelque chose : j’étais fière de ce que j’avais écrit. J’avais envie de l’envoyer à des éditeurs, sans trop y croire. Je me disais que cela ne pouvait pas être pire qu’au Japon, où j’avais terminé au poste de Madame pipi. J’étais tellement déshonorée que je n’avais plus peur de rien. Je l’ai d’abord envoyé à Gallimard, qui l’a refusé. Puis chez Albin Michel, où le manuscrit a été d’emblée accepté. Et je suis restée fidèle à cet éditeur. Ce roman est paru le 1er septembre 1992. Il a connu d’entrée de jeu un succès extraordinaire. Cela n’est pas rare. Ce qui l’est plus, c’est que cela persiste, vingt-huit années plus tard.
Comment vous viennent les idées de vos romans ?
C’est un grand mystère… elles viennent ! Je vais vous confier ma botte secrète. Il ne faut jamais s’arrêter d’écrire. On peut considérer que l’inspiration est une espèce de muscle qu’il faut ne jamais laisser refroidir. C’est le seul muscle que j’aie. Mais ce muscle-là, je l’ai définitivement échauffé. J’ai une grande règle : à l’instant où j’écris le mot “Fin” au bas d’un manuscrit, à la seconde, je dois commencer le suivant. Ce que je vous dis est tout à fait d’actualité : hier (NdlR, le 24 août) j’ai terminé mon 99e manuscrit et j’ai commencé sans attendre le centième ! Je vous livre ce scoop…
Chaque année vous écrivez plusieurs romans…
Et un seul est publié. Et c’est moi qui le choisis.
Que deviennent les autres ?
Ils demeureront “non publiés” à jamais. J’ai déjà stipulé dans mon testament qu’à ma mort, ils ne seront pas montrés. Ils ne seront pas détruits non plus puisque mes livres sont mes enfants. Je suis à la recherche d’une solution juridique et matérielle pour protéger mes manuscrits même dans les septante-cinq ans qui suivront ma mort. Vous me direz, Amélie Nothomb, plus personne ne se souviendra de vous… C’est probable. Mais, pour le cas où il demeurerait un original qui pourrait être lu… je refuse qu’il en soit ainsi. Donc, après avoir fait de longues recherches, j’en suis arrivée à la conclusion que mes manuscrits non publiés devront à ma mort être coulés dans un bloc de résine : elle conserve et rend inaccessible.
Pourquoi priver vos lecteurs de ces écrits ? Certains sont peut-être très bons…
Je n’en sais rien. Mais je suis sûre que j’ai raison !
Vous commencez à écrire à 4 heures du matin…
C’est souvent plus tôt, mais jamais plus tard. Parmi les dons que je n’ai pas, il y a le sommeil. Je suis une grande insomniaque depuis mon enfance. Ne pas dormir n’est pas grave. Ce qui est embêtant, ce sont les angoisses qui vont avec. Contre ces angoisses, j’ai donc ce remède : je me lève et j’écris, cela fait énormément de bien… Je carbure au thé très fort. Et après, au champagne, c’est la récompense !
Écrivez-vous toujours à la main ?
Oui, je n’ai ni ordinateur ni téléphone. C’est d’autant plus fou que je vis avec un “geek”. Il y a plein d’ordinateurs à la maison mais ils ne sont pas à moi et je n’y touche pas. J’ai toujours écrit tous mes romans à la main. Mon courrier aussi. Si vous m’envoyez un email, sachez que je ne le recevrai pas et que je refuserai de le recevoir. En revanche, je suis très accessible par voie postale.
“La littérature est un accélérateur de passions”
Vous dites que vos livres sont les enfants que vous portez chaque année, au sens maternel du terme. Quel est le meilleur moment de la création : l’écriture ou la parution ?
Il y a beaucoup de bons moments. L’écriture est un moment extrêmement difficile et angoissant mais c’est un très beau moment, surtout certains jours. Quand un livre paraît, c’est une énorme émotion, mais aussi une énorme angoisse. Cela dit, je suis plutôt un écrivain heureux. Je vis cela plutôt bien mais cela n’arrange pas mes insomnies.
“Soif” le roman paru l’an dernier, était très fort…
C’est le roman de ma vie, celui que je voulais écrire. Maintenant, je peux mourir… Cela ne veut pas dire que les autres ne sont rien ou que Soif est un chef-d’œuvre impérissable. Je sais seulement que c’est ce que je voulais écrire. Il est tel que je l’espérais. C’est pour moi un grand aboutissement. Soif était en moi depuis que j’ai entendu parler de Jésus. Je n’avais pas trois ans quand mon père m’en a parlé. Et cela a été un coup de foudre extraordinaire. C’était le héros de ma vie et il l’est toujours. Je voulais raconter ma version de cette histoire.
Vos séances de signatures sont programmées très longtemps à l’avance. Des centaines, voire des milliers, de personnes s’y pressent. Vous y pliez-vous par goût ou par nécessité ?
C’est un usage, c’est un beau moment. Quand on écrit, on est seul, on ne sait pas s’il y a quelqu’un de l’autre côté du papier. Voir, de visu, que tous ces gens me lisent, c’est émouvant. Les rencontres que je préfère, ce sont les lettres : j’en reçois énormément et j’y réponds. Je m’impose un rythme de vingt lettres par jour. Mais je ne savais pas que cela se passerait comme cela : que je serais publiée, que j’aurais du succès, que mes lecteurs m’écriraient, qu’ils voudraient me rencontrer. Et tout cela pour une personne, moi, qui suis pathologiquement solitaire. Tout cela est l’objet d’une stupéfaction et d’une émotion absolument inaltérables.
Quand vous apparaissez en public, vous n’êtes pas comme je vous vois aujourd’hui, en toute simplicité. Vous avez créé un personnage maquillé, un peu gothique. Pourquoi ne vous présentez-vous pas telle que vous êtes ?
Je ne me suis pas créé un personnage. Je le répète : je suis toujours quelqu’un de très timide. Il ne m’était pas naturel de rencontrer quelqu’un et tant de quelqu’un… Je me souviens de ma toute première télévision. Quand la caméra est arrivée vers moi, mon cœur s’est arrêté de battre. Même si je me suis un peu aguerrie, il me reste quelque chose de cette extrême timidité. Du coup, je mets des atouts de mon côté. Je sais qu’en arrivant caparaçonnée j’ai moins peur. Par ailleurs, je fais confiance à l’intelligence de tout le monde : je pense que les gens m’écoutent pour ce que j’ai à dire et non pour le chapeau que je porte, ni pour la façon de me maquiller. Mais, si cela peut m’aider de porter un chapeau et de me maquiller, pourquoi me priverais-je de cet adjuvant ? Au final, c’est rigolo.
On est frustré quand on termine un roman d’Amélie Nothomb, pourquoi vous limiter à 170 ou 180 pages ?
Je ne m’impose rien. Mais, biologiquement, je sens que c’est la taille que doivent avoir mes bébés. Plus, ce n’est pas mon genre. J’aime que mes livres soient des éveilleurs. Je trouve excellente l’attitude qui consiste à quitter un festin en crevant encore de faim. J’espère que mes lecteurs ne seront jamais gavés en sortant des repas que je leur propose. L’idée que j’apporte une nourriture qui éveille l’appétit vers une autre nourriture, c’est exceptionnel.
C’est le cas de votre dernier roman, “Les Aérostats”.
Si ce livre peut donner aux lecteurs, et aux jeunes en particulier, le désir de se jeter sur Stendhal, Homère, Radiguet, Kafka et Madame de Lafayette… alleluia ! Le thème de ce roman est : comment contracter la passion littéraire et comment être sauvé par la littérature comme je l’ai été. J’ai voulu montrer à quel point la littérature et la lecture sont un accélérateur de relations humaines. Les principaux personnages du roman (Ange, qui est chargée de corriger la dyslexie de Pie) n’ont rien à se dire. À travers le jeu des lectures et de ce qu’ils en disent naît une véritable passion. La littérature est un accélérateur de passions.
Pour donner le goût de la littérature, faut-il nécessairement commencer par les classiques que vous citez ?
Pas nécessairement. Mais je crois profondément qu’il faut commencer par des œuvres géniales. Je suis assez triste de voir que de plus en plus de professeurs, pas tous heureusement, proposent des livres tiédasses, faciles. Il ne faut pas avoir peur de la difficulté. Les adolescents sont plus intelligents qu’on ne le pense. C’est en proposant des livres de génie qu’on risque le plus de les transformer en lecteurs. Les adolescents sont très sensibles au génie. Donc conseillons des œuvres géniales.
Il y a aussi des œuvres actuelles, écrites pour eux, des livres de grande qualité…
Oui, mais ces livres, ils y ont accès par eux-mêmes. Dans le cadre de l’école, il vaut mieux conseiller ce que j’appelle la littérature de génie.
Vous écrivez : nous vivons une époque ridicule où imposer aux jeunes de lire un roman est vu comme contraire aux droits de l’homme…
Oui, j’ai vu et constaté cela, en tout cas en France. Il y a sans doute beaucoup de glorieuses exceptions. Mais j’entends beaucoup de professeurs me dire : faire lire un roman entier à mes élèves, cela n’est plus possible ! Mais comment voulez-vous qu’ils apprécient la littérature s’ils ne lisent pas un livre en entier ? Pourquoi les priver de cela ? C’est le moment ou jamais de leur apprendre ce qui au commencement peut être un effort mais cesse très vite d’être un effort. Mais on a très peur de leur proposer ce qui serait de l’ordre de l’effort alors que les adolescents aiment bien les efforts.
"Il n’y a pas de limite à ce que l’on appelle vivre. La mort, c’est encore vivre, mais autrement”
Votre dernier livre, “Les Aérostats”, est le premier de vos romans qui se passe entièrement à Bruxelles, “dont on exagère, écrivez-vous, la chaleur humaine”…
La chaleur humaine de la Belgique est réelle mais pas particulièrement à Bruxelles. Il est possible, pour un jeune, j’en ai fait l’expérience, d’arriver à Bruxelles et d’être complètement rejeté. Si cela m’est arrivé à moi, imaginez ce que cela doit être pour n’importe quel autre jeune ou pour un migrant. J’y viens régulièrement, pas autant que je le voudrais. Mais à Paris j’ai mon éditeur et ma vie amoureuse….
Quel est le fil rouge qui relie vos romans ? Y a-t-il un message ?
Le fil rouge entre tous, c’est l’affrontement. Dans tous les livres, il y a des situations d’affrontement. Les fins sont souvent abruptes. Beaucoup de gens y voient des facilités. Moi, pas du tout. Ce sont des fins très logiques et honnêtes. Elles ressemblent à ce qu’est réellement la mort. La mort arrive abruptement, quand on n’y est pas préparé. Mes fins sont semblables à celle que la nature va nous offrir.
Au fil du temps, votre écriture s’est épurée. À l’exception du subjonctif imparfait, votre péché mignon…
Oui. Mais ce temps est nécessaire ! Il est juste irremplaçable, plus précis que les autres. C’est plus un temps de l’écrit que de l’oral. Pourquoi s’en priver ? Cela passe très bien.
Une des dernières phrases du livre est celle-ci : “La jeunesse est un talent, il faut du temps pour l’acquérir.” Êtes-vous devenue jeune, enfin ?
À 19 ans, j’étais tragiquement sérieuse, pas très rigolote ou rigolote à mes dépens. Je suis plus jeune aujourd’hui que je ne l’étais à 19 ans.
Fuir, combattre ou s’adapter ? Dans un questionnaire, vous aviez répondu : “Fuir, chaque fois que c’est possible. Ou combattre. Mais s’adapter, jamais…”
C’est spécial, j’en ai conscience. Mais j’ai tenu parole. Je n’ai pas d’ordinateur, pas de téléphone portable, je ne sais pas comment ça marche. Et je suis très contente comme cela.
Comment vivez-vous cette période de confinement ?
Le plus dur est que mon père est mort le premier jour du confinement et je n’ai pas pu me rendre à l’enterrement. Je n’ai pu aller sur sa tombe que cet été. Je peux dire que j’y ai passé une partie de l’été, à lui parler. Cela a été vraiment très fort. Je n’ai pu aussi revoir ma mère. J’essaye de m’accrocher, de me dire que la vie continue. Je ne fais pas partie de ceux qui regardent les informations à la loupe. Je respecte la loi, je porte le masque quand cela est exigé, je ne nie pas l’importance de ce qui se passe. Mais il faut continuer à vivre. Et, pour cela, il faut qu’il y ait quelque chose à vivre.
Y aura-t-il, comme certains l’affirment ou le souhaitent, un avant et un après-Covid ?
Oui, je le pense. Mais on a dit cela de tant de choses. Il faut replacer les événements dans l’Histoire. Lorsque Shakespeare a écrit ses pièces, il y a eu deux années entières d’épidémie de peste noire pendant lesquelles Londres a été confinée, tous les théâtres ont été fermés. Les gens mouraient comme des mouches. Ce n’était pas une pandémie mais, à l’échelle de l’époque, c’était pareil. C’est arrivé souvent dans l’Histoire. Je ne minimise pas les faits, mais il faut rappeler que cela est arrivé et cela arrivera encore. Ce n’est pas la fin de l’Histoire. La distanciation sociale, c’est odieux. Odieux ! Elle n’existait que trop auparavant. Soyons prudents mais ne nous montons pas trop la tête avec cela. Nous connaissons des gens qui ne parlent plus que de cela, qui ne sortent plus de chez eux. Mais, de grâce, continuons à vivre !
Comment vous ressourcez-vous ? Je lis énormément. J’ai une vie amoureuse très réussie. Je vais énormément au cinéma, une de mes grandes passions. J’écoute de la musique. La grande découverte grâce aux grèves et au confinement, c’est le vélo. Je suis devenue une fanatique du vélo dans Paris. Et, cela reste vrai, je bois beaucoup de champagne.
Qu’est-ce qui vous a construite ?
L’amour. J’ai eu de très bons parents. Ma sœur aussi, avec laquelle j’ai toujours eu une relation extrêmement forte. La littérature. J’ai de bonnes bases.
Pensez-vous à la mort, parfois ?
J’y pense énormément. Et de façon très positive. La mort des êtres proches est une épreuve terrible. Mais ma propre mort m’excite beaucoup. Je ne ferai rien pour précipiter les événements mais je l’attends de pied ferme et avec intérêt.
Qu’y a-t-il après la mort ?
Je ne sais pas, mais je suis sûre que c’est très intéressant. À la fin de Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar écrit : “Je veux entrer dans la mort les yeux ouverts.” C’est exactement ce que je veux. La mort n’est pas la cessation de l’amour. La mort n’est la cessation de rien. De rien. J’ai vécu tellement d’expériences avec des gens qui étaient morts mais aussi qui se rapprochaient de la mort… Je l’ai écrit dans Soif : il n’y a pas de limite à ce que l’on appelle vivre. La mort, c’est encore vivre, mais autrement. De cela, j’ai trop de signes.
En qui croyez-vous ?
J’ai la foi. Mais c’est une foi intransitive. Pour simplifier, je peux dire que j’ai foi en Dieu. Mais ce que j’appelle Dieu, je serais incapable de vous dire ce dont il s’agit. Depuis mon berceau, j’ai une sensation très forte de la verticalité, j’ai senti un appel vertical bien avant que l’on me parle de Dieu. Mais, si on me demande de le décrire, je n’en serais pas capable. Je sais que j’ai la foi, parce que je le sens en moi depuis toujours mais je ne sais pas exactement en quoi.