L’ex-président des Maldives: "Chaque année, 25.000 Belges viennent sur les plages paradisiaques où j’ai été torturé"
Publié le 04-03-2017 à 11h42 - Mis à jour le 22-07-2021 à 16h12
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Derrière le paysage paradisiaque des Maldives (Sud de l'Inde, dans l'Océan indien) se cache une effroyable réalité. Les courants wahhabites imposent l’application de la charia, les combattants de l’Etat islamique reviennent au pays, la peine de mort a été restaurée même pour les enfants et l’opposition est emprisonnée. Démocratiquement élu à la présidentielle de 2008, Mohamed Nasheed a été poussé à la démission trois ans plus tard. L’ancien président des Maldives espère pouvoir revenir au pouvoir en 2018.
Mohamed Nasheed est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Bio :
Naissance. Mohamed Nasheed est né le 17 mai 1967 à Malé, la capitale des Maldives.
Militant. Comme journaliste, il dénonce la corruption, le non-respect des droits humains et de l’environnement. Il sera arrêté pour la première fois en novembre 1990 et retrouvera la liberté trois ans plus tard.
Président. En octobre 2008, il est élu président avec 54.2% des voix et succède ainsi à Maumoon Abdul Gayoom le 11 novembre de la même année.
Démission. En 2012, alors que le pays est touché par une forte inflation, des conservateurs musulmans manifestent contre la politique jugée « trop libérale et anti-islamique » du président Mohamed Nasheed. Ce dernier ordonne à l'armée de procéder à l'arrestation du président de la Cour pénale, l'accusant de protéger des membres de l'ancien régime. Cette décision provoqua une mutinerie au sein des forces de l’ordre. Accusé d’être un dictateur qui ne respecte pas la Constitution, Nasheed démissionne le 7 février 2012 afin de garantir un retour au calme. Il est remplacé par le vice-président Mohammed Waheed Hassan. Après une élection controversée, le demi-frère de l’ex-dictateur Abdulla Yameen devient le chef de l’Etat.
Exil. L’homme est arrêté en 2015 et condamné à treize ans de prison. Il monte actuellement une grande coalition en vue de l’élection présidentielle de 2018. Il s’est exilé en Grande-Bretagne avec sa famille.

Entretien réalisé lors du Sommet de Genève sur les Droits de l'Homme :
Qu’est-ce qui a incité les électeurs des Maldives à vous élire à la présidence en 2008 et à ainsi faire tomber le régime en place ?
En 2008, nous avons connu la première élection pluripartite après une très très longue période de régime autoritaire. Les citoyens des Maldives ont énormément hésité avant de participer à cette élection libre. Heureusement et de manière totalement inespérée, j’ai remporté ce scrutin car le peuple voulait mettre le pays sur une voie davantage démocratique. Misant sur une transition pacifique, je n’ai pas voulu faire des chasses aux sorcières. Bien qu’il soit facile de dégommer un dictateur, il est cependant très difficile de renverser un régime dictatorial, car d’anciens dirigeants étaient encore en place à de nombreux niveaux de pouvoir.
Vous avez été poussé à la démission en 2012…
Notre programme était basé sur d’importantes avancées en matière de droits de l’homme, il n’était donc pas question de museler l’opposition. Elle devait jouer son rôle démocratiquement. Nous avons vite compris que l’opposition ne le ferait pas ainsi. D’ailleurs, elle nous a poussés à la démission en organisant une mutinerie au sein de la police et de l’armée. Je n’ai pas voulu stopper cette mutinerie à travers une violence excessive. La seule alternative qui se présentait à moi était de démissionner.
Un choix libre ?
Non, je savais que je n’aurais pas pu sortir vivant des bureaux si je n’avais pas remis ma démission. C’était une démission forcée. J’ai été retenu de force dans les quartiers de la Sécurité nationale pendant toute une journée alors que la mutinerie se poursuivait. La seule option était de démissionner et d’espérer l’organisation de nouvelles élections libres en 2013. Malheureusement, cela n’a pas été possible. La Cour suprême a annulé plusieurs fois l’élection. Elle n’a validé le scrutin que lorsque l’ancien régime l’a finalement emporté.

Le frère de l’ancien président Gayoom a ainsi été élu président. Avec un retour des anciennes pratiques ?
Cela représente un immense retour en arrière. Toutes les mesures prises durant ma présidence pour améliorer la situation des droits de l’homme aux Maldives ont été revues. Le président Yameen a fait arrêter tous les membres dirigeants de l’opposition et un nombre conséquent d’activistes politiques, de journalistes, d’avocats et responsables associatifs. En bref, tous ceux qui s’opposent au gouvernement actuel. Depuis 2013, la situation politique s’est tellement dégradée et tendue qu’il y a un risque réel d’éclatement d’une guerre civile aux Maldives.
Vous dites cela pour alerter la communauté internationale ou vous avez une réelle raison de le penser ?
Il suffit d’observer comment les pays d’Asie du sud-est sont emportés dans des guerres civiles pour se rendre compte que la situation actuelle est alarmante aux Maldives. Les tensions sont tellement sérieuses que l’on va droit dans cette direction. Absolument plus rien ne garantit que notre pays restera en paix.
En septembre 2014, des manifestants brandissaient le drapeau de Daech dans la capitale Malé et exigeaient l’application de la charia.
Le pire danger, c’est le retour à la maison des combattants maldiviens de l’Etat islamique. Ces jeunes ont une idée très claire sur la manière avec laquelle ils veulent voir leur pays évoluer. Le président actuel collabore avec des gangs qui recrutent et exportent des jeunes combattants pour l’Etat islamique. Le problème est très sérieux. En proportion, les Maldives sont le plus gros fournisseur de combattants islamistes en Irak et en Syrie. On dénombre plusieurs centaines de djihadistes pour environ 350.000 habitants. Ceux qui survivent au conflit reviennent déjà, et ce, avec une idéologie désastreuse pour notre pays.
Vous êtes candidat pour la présidentielle de 2018, mais vous ne pensez pas que les Maldives soient un état démocratique ?
Non, ce n’est pas un état démocratique ! Rien que la dernière élection était à ce point truquée que même la Cour suprême n’a pas pu la valider. L’Union européenne et le Commonwealth n’ont pas validé le scrutin comme étant libre et juste. Il y avait tant de réserves à émettre. J’ai approuvé cette élection, car je voyais bien qu’on allait droit vers un conflit civil. Je voulais éviter cela. Une fois élu, le président m’a arrêté, tout comme d’autres leaders de l’opposition. Plusieurs journalistes ont été arrêtés et poursuivis. La peine de mort a été réinstaurée et le président Yameen dirige le pays avec une main très très lourde.

Quel est votre message à la communauté internationale sur la situation aux Maldives ?
Vu la situation actuelle, il est particulièrement difficile d’assurer qu’on aura une élection libre et juste l’année prochaine aux Maldives. Nous demandons donc à la communauté internationale de s’engager plus fermement en faveur de l’intégrité de cette élection cruciale. Pendant ces nombreuses répressions et persécutions, le président Yameen s’est mouillé dans une série d’affaires de corruption. Le média Al Jazeera a d’ailleurs diffusé un dossier ‘Stealing paradise’ ( Voler le paradis) sur l’énorme corruption du régime aux Maldives. (NDLR : Le président Yameen et son gouvernement sont accusés dans ce reportage d’avoir blanchi 1.3 milliard d’euros) Je sais que le Département américain de la Justice enquête actuellement sur ces faits. Ce contexte réduit fortement l’attractivité des investisseurs étrangers, ce qui est plus que regrettable pour notre économie. Nous exigeons aussi des investigations à ce sujet.
Les Maldives représentent le paradis pour touristes. Pourtant, la peine de mort est restaurée même pour les enfants ou pour simple consommation d’alcool, les femmes violées se font fouetter pour adultère, le port du voile est obligatoire…
Personnellement, j’ai été torturé sur les plages où se prélassent paisiblement les touristes européens et belges. De fait, c’est un paradis magnifique pour y passer ses vacances, mais il m’est impossible de dire que les Maldives sont un paradis sur terre. J’ai été arrêté au milieu de cette carte postale, menacé de mort et torturé sur les plages paradisiaques de sable blanc, les mêmes que celles des touristes. Très récemment, un tribunal a condamné une femme à la mort par lapidation pour adultère. Même si la Cour suprême a annulé ce jugement, nous subissons de plus en plus une interprétation étroite et radicale de l’islam. C’est le fruit de la propagande menée par des pays wahhabites.
A commencer par l’Arabie saoudite…
C’est vous qui l’avez dit. Cette propagande a radicalisé notre société et modifié drastiquement nos modes de vie. Les femmes ont perdu des générations de droits et libertés. Les petites filles sont marginalisées, incitées à ne pas aller à l’école et à ne pas s’immuniser contre certaines maladies. Les femmes sont découragées à sortir dans la rue. C’est très inquiétant. Les touristes européens doivent être conscients de leurs actes.
Vous leur déconseillez de se rendre aux Maldives ?
Non, je ne leur demande pas d’éviter les Maldives. Je leur demande de manifester leur désaccord lors de leur séjour. Ne fût-ce que quelques heures. A l’aéroport, ils peuvent brandir une feuille de papier sur laquelle ils écrivent qu’ils sont conscients ou inquiets de la situation aux Maldives.
N’est-ce pas risqué pour un touriste d’agir ainsi ?
Dénoncer cette situation est tout aussi dangereux pour moi. Personne ne peut se rendre aux Maldives et puis simplement regretter l’absence des droits fondamentaux dans le pays. Cela ne fonctionne pas comme ça. Ce n’est pas ainsi qu’on changera la donne. Nous sommes heureux que nos belles plages ravissent les Européens, mais nous avons besoin de leur aide et encouragements pour retrouver une vie décente.
De nombreux touristes n’oseront jamais s’exprimer ainsi dans un pays étranger où les droits fondamentaux ne sont pas garantis…
Chaque année, 25.000 Belges se rendent aux Maldives. La plupart d’entre eux reviennent régulièrement et sont parfaitement conscients de la situation. Je leur demande d’écrire à leur Premier ministre Charles Michel, au ministre des Affaires étrangère et à leurs députés afin que le gouvernement belge s’engage à participer à l’organisation d’élections irréprochables aux Maldives en 2018. Ils doivent le faire s’ils veulent aider les gens qui les accueillent lors de leurs vacances.
Entretien : Dorian de Meeûs