"Quand je pars de chez moi, je dis au revoir à mon chien comme si c'était la dernière fois"
Publié le 17-02-2018 à 11h45 - Mis à jour le 22-07-2021 à 16h12
Dans une trentaine de pays d'Afrique, l'homosexualité est considérée comme un crime ou un délit. C'est le cas notamment en Ouganda, où les lesbiennes, les gays, les bisexuel(le)s ou les trans sont contraints de vivre cachés ou de fuir leur pays. Kasha Jacqueline Nabagesera s'est toujours battue pour sa liberté, quitte à se faire virer de plusieurs lycées, voir son nom balancer dans la presse de caniveau, se faire insulter par des inconnus, risquer la prison ou une agression. C'est ce qui est arrivé à son ami militant David Kato, assassiné en 2011 à coups de marteau en raison de son orientation sexuelle. En sa mémoire et pour tous les membres de sa communauté, l'Ougandaise qui a lancé à 19 ans le premier mouvement LGBT de son pays, continue son combat malgré les menaces, en refusant de se faire plomber par la haine et la bêtise humaine. Kasha Jacqueline Nabagesera est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.
Vous avez rapidement senti que votre orientation sexuelle pouvait vous causer des problèmes ?
Quand j'ai commencé à prendre conscience de mon attirance pour les filles, j'avais environ 13 ans. Jusqu'alors, c'était quelque chose dont nous ne parlions jamais. A l'école, en famille, à la télé, c'était un tabou. Au départ, j'ai vécu du coup ma vie sans me poser de questions même si j'ai néanmoins rapidement compris petit à petit que je pouvais avoir des ennuis en assumant mon homosexualité car j'ai été exclue à cause de cela de plusieurs écoles.
Comment savaient-ils que vous étiez homosexuelle ?
Car je vivais ma vie. Je faisais la même chose que les garçons vis-à-vis de leur petite copine. Je leur écrivais des lettres d'amour, je leur apportais des fleurs, donc tout le monde finissait par être au courant. Les directeurs d'école avaient peur qu'on en parle et que ça sorte dans les journaux et donc pour leur réputation. Pour éviter cela, ils me renvoyaient discrètement de l'établissement.
A l'université de Nkumba, où vous avez étudié par la suite, ce harcèlement a-t-il continué ?
Oui, en fait, je m'habillais comme un mec en choisissant de porter des vêtements que je trouvais confortables et les responsables de l'université n'étaient pas d'accord. Ils ne voulaient pas que je porte des baskets, un tee-shirt, une casquette. Ils auraient aimé que je m'habille "girly", comme une princesse, comme Cendrillon mais je n'avais aucune robe (Rires)... Ils sont allés jusqu'à vérifier ma tenue chaque matin. J'étais contrainte de signer tous les jours un document dans le bureau du principal avant d'aller en cours. En général, je repartais me changer dans chambre et j'allais suivre les cours. En revanche, parfois, les classes étaient tellement proches du bureau de la direction que je ne pouvais pas aller me changer et, du coup, je n'y allais pas et je préférais rater les cours.
Votre mère a décidé d'aller rencontrer la direction de l'université pour que vous puissiez continuer à étudier. Elle a été obligée de mentir ?
Oui, ce n'était pas comme en école secondaire où je pouvais changer assez facilement d'école. A l'époque, c'était ma dernière année d'université et, si je me faisais virer, je devais tout recommencer depuis le début. Elle m'a prévenue d'emblée : "Je vais dire des choses que tu ne vas pas aimer mais c'est pour ton propre bien." Elle est allée voir le directeur avec mon père, j'étais à l'extérieur de la salle et quand je suis revenue, ils ont dit : "D'accord, maintenant, on sait que tu es malade." Ils ont accepté que je reste mais sous conditions. Cela m'a permis quand même de terminer mes études.
Votre famille était ouverte sur le sujet ?
Oui et c'est pour cette raison que j'ai vécu mon homosexualité de manière si libre. Cela ne leur a jamais posé problème. Leur soutien m'a donné la force de faire tout le travail que j'ai pu effectuer par la suite. Quand j'ai réalisé que la plupart des membres de la communauté LGBT le cachait à leur famille, à leurs amis et à leurs camarades de classe, que les autres étaient rejetés s'ils faisaient leur coming-out, j'ai décidé de bouger. Il fallait que quelqu'un soit leur porte-parole, qu'il y ait un visage qui représente ce mouvement.
Vous avez donc lancé le premier mouvement LGBT ougandais. Quel était le but à la base ?
C'est après avoir été à harcelée à l'université que j'ai commencé ce combat dès ma première année d'études. J'avais 19 ans. Au départ, c'était dans un but plus récréatif en essayant de rassembler la communauté LGBT et leur permettre de faire la fête librement. Puis, rapidement, je me suis rendu compte aussi qu'on pouvait avoir une influence plus importante sur le pays alors j'ai commencé à m'intéresser à des questions plus politiques.
En 2009, il faut dire que le débat s'est enflammé dans le pays après que le député David Bahati a proposé une loi pour criminaliser l'homosexualité et notamment en prévoyant des peines de prison à vie allant même jusqu'à la peine de mort en cas de "récidive". Un an plus tard, c'est le tabloïd "Rolling Stone Ouganda" qui a publié le nom de 100 personnes de la communauté LGBT avec leur nom et leur adresse et un titre on ne peut plus explicite: "Pendez-les". C'était déjà arrivé ce genre de publication ?
Ce n'était pas la première fois que la presse parlait de nous. Par contre, c'était la première fois qu'ils donnaient autant de détails personnels et qu'ils appelaient la population à nous tuer. C'était ça la différence. C'est pour cette raison que nous sommes allés en justice, pour être certains que Rolling Stones ne puisse pas récidiver, et nous avons gagné... même si pour certains les dommages étaient déjà irrévocables. Dans cette histoire, j'ai perdu des amis, certains se sont fait virer de leur travail, d'autres se sont fait expulser de chez eux. Après en avoir fini avec Rolling Stones, on a continué à se battre contre la loi "Kill the Gay" que le président avait signée mais qui a finalement été annulée...
David Kato était votre ami et vous avez combattu ensemble le magazine Rolling Stone. En 2011, il a été assassiné à coups de marteau dans la rue. Vous savez qui l'a tué ?
Un homme a été arrêté et a avoué l'avoir tué mais je ne pense pas que ce soit lui. Je pense que c'est un leurre. Il y a de nombreux personnes dans l'ombre qui sont selon moi impliquées dans cet assassinat.
Vous risquez malgré tout la prison ici pour votre homosexualité. Comment est la vie pour vous au quotidien aujourd'hui ? Avez vous peur ?
Je vis au jour le jour. Parfois, quand je pars de chez moi, je dis au revoir à mon chien comme si c'était la dernière fois que je le voyais car je ne sais pas ce qui va m'attendre dehors. Un jour, je marche et personne ne me pointe du doigt, tout est calme, le lendemain, je passe par les mêmes rues et les gens sont agressifs. La plupart du temps, les menaces viennent des gens "normaux". Ca peut être également un médecin qui refuse de te soigner. Tu peux aussi te faire insulter ou menacer par mail, téléphone, Facebook... Partout. Tu ne sais pas. J'en suis arrivée à un point où j'ignore tout cela. Je ne veut pas que cela me détruise. Je ne veux pas gaspiller mon temps. Je préfère l'utiliser pour quelque chose de positif et continuer à me battre.
Vous avez aussi lancé deux magazines. Une version papier Bombastic distribuée gratuitement dans le pays et un site web Kuchu Times. Le but était de contrer les tabloïds ?
Ils ont voulu jeter l’opprobre sur notre communauté et j'ai souhaité rétablir la vérité sur ce que nous sommes vraiment. C'est dans ce but que l'on a lancé Bombastic : pour donner la parole à la communauté LGBT. Mais je me suis dit qu'il fallait aussi toucher ceux qui n'avaient pas la possibilité de se procurer la version papier. J'ai donc lancé un site « Kutchu Times » où l'on publie des vidéos, des podcasts, des articles, des photos, des témoignages. C'est une plateforme où tout le monde peut s'exprimer et s'informer sur notre communauté.
Vous avez déjà pensé quitter votre pays ?
Je ne veux pas partir non. L'Ouganda, c'est chez moi malgré le fait qu'il y ait des tyrans, des homophobes, des racistes... De nombreux membres de la LGBT ont été obligés de fuir, de quitter tout ce qu'ils avaient. Moi, j'ai la chance d'avoir encore de l'espoir ici. Je rêve du jour où nous pourrons vivre librement, je rêve de ce moment. Il va falloir du temps pour que la situation s'améliore. On continue de travailler chaque jour afin d'éduquer, de former nos membres afin qu'ils puissent faire entendre leur voix. On leur prodigue des conseils juridiques, on parle des injustices qui touchent toute la société. C'est seulement en faisant entendre notre voix que nous réussirons à faire évoluer les mentalités.
Cette interview s'est tenue durant le Sommet de Genève pour les Droits de l'Homme et la Démocratie.