L'histoire vraie de la société Crypto: un "roman d'espionnage colossal"
La société de cryptage était aux mains de la CIA et du BND. La Belgique a été impactée dès les années 1950.
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Publié le 13-02-2020 à 12h25 - Mis à jour le 13-02-2020 à 12h42
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La société de cryptage était aux mains de la CIA et du BND. La Belgique a été impactée dès les années 1950.
On subodorait déjà, grâce à de précédentes révélations, que la société suisse à laquelle l’armée belge et le ministère des Affaires étrangères avaient acheté leurs appareils de communication cryptée dans les années 1950 était liée à la CIA et à la NSA. On en sait un peu plus aujourd’hui : cette société, Crypto AG, est devenue en 1970 la propriété exclusive de la CIA et des services secrets allemands (BND).
Telle est la dernière révélation d’un consortium de médias (Washington Post, les chaînes ZDF et SRF, la radio néerlandaise Argos) en collaboration avec le Crypto Museum aux Pays-Bas.
L’affaire n’est pas neuve. Elle a débuté par des rumeurs dans les années 1980, s’est poursuivie en 1993 par les révélations d’un employé de Crypto AG qui avait été détenu 9 mois en Iran pour espionnage et par la déclassification par la NSA en 2014 d’un rapport du père de la cryptologie américaine, William Friedman, qui avait rencontré en 1955 à Zoug le fondateur de Crypto AG, Boris Hagelin.
Mais l’enquête journalistique va plus loin. Elle atteste que la CIA et le BND ont racheté la société en 1970 grâce à une fondation au Liechtenstein et vendu eux-mêmes pendant un demi-siècle des appareils de cryptage à plus de 120 pays, dont l’Iran, le Pakistan, l’Arabie saoudite, la Libye et même le Vatican.
Des machines volontairement affaiblies
"C’est un roman d’espionnage colossal, dont on ne sait pas tout", souligne Jean-Jacques Quisquater, le spécialiste belge de la cryptologie.
Certaines des machines produites par la société suisse étaient volontairement "affaiblies" pour permettre de l’espionnage. Les deux services ont pu surprendre des responsables libyens se féliciter de l’attentat contre une discothèque de Berlin-Ouest en 1986 ou obtenir des informations sur l’armée argentine lors de l’invasion des Malouines en 1982.
Baptisée "Thesaurus" puis "Rubicon", l’opération de rachat de Crypto a été "le coup du siècle", ont pu lire les journalistes dans un rapport de la CIA datant de 2004. "Les gouvernements étrangers payaient de belles sommes aux États-Unis et à l’Allemagne de l’Ouest pour le privilège d’avoir leurs communications les plus secrètes lues", s’extasiait l’agence américaine.
Les Allemands ont quitté Crypto AG dans les années 1990 et la CIA en a pris le contrôle total jusqu’en 2018, lorsqu’elle l’a revendue. "La société faisait beaucoup de bénéfices et a servi à acheter d’autres sociétés", assure M.Quisquater.
Crypto AG était leader mondial dans le cryptage des communications secrètes. Elle avait d’abord conçu des systèmes électromécaniques dans la tradition de la fameuse machine Enigma, puis s’était lancée dans l’électronique.
Les télex de Kinshasa
Dans les années 1950, comme en atteste le document déclassifié par la NSA en 2014, l’armée belge avait acquis 200 appareils assez performants CX-52 tandis que le ministère des Affaires étrangères travaillait avec des C-446. Les deux systèmes étaient produits par la société suisse.
"Les machines étaient utilisées par les services diplomatiques belges dans les années 1960 et 1970, explique M.Quisquater. Tous les messages venant de Kinshasa après l’assassinat de Lumumba ont été transmis sur ce système. On peut se douter que les Américains, les Allemands, mais aussi les Britanniques, ont eu vent de ces messages en temps réel."
Et après 1970 ? Contacté par l’agence Belga, le service de renseignement de l’armée, le SGRS, affirme "être au courant" de l’affaire Rubicon, sans plus. En Suisse, où l’image de neutralité est écornée, le gouvernement a demandé une enquête à un ex-juge fédéral et suspendu temporairement la licence d’exportation de Crypto AG.