Eugene Oneguine, la musique au corps et le temps qui passe
La Monnaie offre une version épurée mais intense du chef-d’œuvre de Tchaïkovski.
- Publié le 30-01-2023 à 17h32
- Mis à jour le 30-01-2023 à 17h36
“Dans mon travail, je veille à ce que la musique imprègne le corps des chanteurs et celui de leurs personnages.” : cette phrase de Laurent Pelly, citée dans le programme de l’Eugene Oneguine à l’affiche de la Monnaie, pourrait être lue comme un lieu commun. Tout metteur en scène d’opéra ne devrait-il pas en dire autant ? Justement : le fait que le Français se sente obligé de l’annoncer confirme que c’est loin d’être le cas pour tous ses collègues aujourd’hui, et que ce retour à l’essentiel n’est finalement pas une évidence. Et pourtant, ce postulat de Pelly est la première clé de la réussite d’un des meilleurs spectacles vus à la Monnaie depuis longtemps.
La première scène résume parfaitement le propos. Selon le livret, c’est installées au jardin, en train de faire des confitures, que Madame Larine et la vieille nourrice parlent de l’amour et du bonheur d’autrefois, tandis qu’on entend de l’intérieur de la maison chanter Tatiana et Olga, les deux filles de la famille.
Sur la scène de la Monnaie, on ne trouvera ni jardin, ni terrasse, ni maison, ni arbre, ni confitures. Juste un plateau de bois clair, comme suspendu à un mètre du sol au milieu du néant : le rideau qui se lève y révèle quatre femmes assises face à la salle en rang d’oignons. Très vite, elles bougeront, emmenant avec elles leur chaise : Tatiana sans jamais quitter le livre dans lequel elle est plongée – son rapport au réel est d’emblée questionné -, OIga manifestant sa joie de vivre et sa légèreté aux limites d’une sottise qui annonce déjà la façon dont elle provoquera Lensky au deuxième acte, les deux aînées plus sages. Toute la polyphonie du quatuor vocal s’épanouit d’autant mieux que les voix se répondent désormais aux angles du plateau qui s’est mis à tourner.
Fidèle à l’esprit de l’œuvre
C’est le chic de Pelly de signer une mise en scène qui peut, au premier abord, sembler éminemment classique (pas de béton, pas d’immeuble brutaliste, pas de sans-abris, pas de cabas de plastic comme dans La dame de Pique de début de saison ; même pas une kalachnikov ni un drapeau ukrainien à l’horizon) mais qui ne prend pas moins une bonne dose de liberté avec les didascalies, tout en restant fidèle à l’esprit de l’œuvre et à la vérité profonde des personnages. Sa lecture sobre dit, mieux que toutes les accumulations de gestes et de détails, la force et la tristesse du temps qui passe. Dans la scène de la lettre, le plateau se repliera comme un livret ouvert, avant que deux pages de bois ne se referment autour de Tatiana. L’espace se fait prison, contrainte, et seul le rêve permet de s’évader. Au deuxième acte, une société engoncée dansera d’un côté avant que le public ne découvre, de l’autre côté, comme sur un fil tendu au-dessus du vide, le bouleversant Kuda, Kuda de Lensky puis l’inexorable et absurde duel.
L’ordre social en vigueur dans cette Russie d’avant 1917 n’est pas oublié : les paysans restent au niveau de la scène, seuls les bourgeois ont droit de fouler le plateau de bois clair. Qui, au troisième acte, sera d’ailleurs remplacé par un escalier noir emblématique de la noblesse de Saint-Pétersbourg. Et si Pelly, venu à l’opéra par les comédies, glisse parfois quelques touches d’humour absurde (des mimiques inattendues et gestes soudains des chœurs, qu’il manie avec un art consommé), il ne tombe jamais dans la facilité d’une dérision pesante qui dévaloriserait l’œuvre.
Réussite musicale
Même sobriété dans la direction musicale d’Alain Altinoglu, une nouvelle fois éblouissant de maîtrise et toujours juste dans chaque effet. Il sait le sens de chaque changement de rythme, l’affect porté par chaque solo instrumental et, ici aussi, son chic est de mettre en évidence sans avoir besoin de souligner. La réussite musicale de la soirée tient forcément aussi à l’orchestre et aux chœurs en belle forme. Et à des solistes qui ont chaque fois l’allure scénique et les moyens vocaux de leur personnage, tout en étant des fidèles de la scène bruxelloise. On épinglera à l’évidence la Tatiana de Sally Matthews, qui sait faire grandir et mûrir son personnage tout en respectant chaque exigence de la partition, l’Oneguine impeccable de Stéphane Degout que Pelly réussit même à rajeunir pour le premier acte, le Lensky juvénile de Bogdan Volkov tour à tour attachant et bouleversant, le Gremine noble de Nicolas Courjal ou l’Olga débridée de Lilly Jørstad.
La Monnaie, jusqu’au 14 février ; en streaming du 27 février au 9 avril sur www.lamonnaie.be Diffusion sur Musiq3 le 4 mars à 20h.