Trente ans d'enfer et de paradis au Festival de Cannes
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Publié le 24-05-2019 à 23h44 - Mis à jour le 29-05-2019 à 09h58
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Faites le compte : 12 ou 13 jours multipliés par 30 festivals, cela fait plus d’une année passée à Cannes, une année au paradis et en enfer.
Le paradis, c’est le GTL, le Grand Théâtre Lumière et ses 26 marches qui conduisent au temple du cinéma. Un écran de 150 mètres carrés, le Carnaval des animaux de Saint-Saëns quand la séance démarre avec cette sensation unique de découvrir le film en direct, vierge de tout commentaire.
L’enfer, c’est hors du GTL. Écrire à toute vitesse, avoir à peine le temps de se relire. Solliciter les interviews et se prendre des râteaux. Courir aux rendez-vous, poireauter car il y a du retard, stresser de ne pas être à temps à la projo suivante. À Cannes, la séance commence toujours à l’heure. Enfin, jusqu’en 2018. On n’entre plus quand elle a commencé ; de toute façon, il n’y a plus de place.
Pom pom pom pom
Le paradis, c’est littéralement s’envoler un dimanche matin en regardant Les Ailes du désir, sentir qu’on est train de comprendre quelque chose d’essentiel pendant Girl ou Timbuktu. C’est être téléporté, non, cinéporté à Rome et être foudroyé par La Grande Bellezza, être In the Mood for Love à Hong Kong, être cloué en voyant l’écran s’élargir pendant Mommy, rouler dans la limo qui s’enfonce dans la nuit de Mulholland Drive.
L’enfer, c’est sortir les manches trempées de la projo de La Chambre du fils car on n’avait pas de mouchoir. C’est l’effet "sac oublié en salle" qui paralyse 1000 personnes en plein soleil pendant que les artificiers s’en approchent avec précaution. C’est le concert des fauteuils. Avant la rénovation de la salle Debussy, les sièges couinaient d’un Pom chaque fois que quelqu’un quittait la salle. Khroustaliov, ma voiture fut pom pom, une punition cinématographique mais popopom popopom quel concert, du Beethoven, pom pom pom pom.
Le sourire de Penélope Cruz
Le paradis, c’est Penélope Cruz qui vous sourit en entrant dans le salon des interviews de Tout sur ma mère. Forcément, on se retourne en se disant que c’est pour quelqu’un derrière, ce qui donne droit à un deuxième sourire, encore plus large. C’est décoller avec Fabrice Luchini pour une interview stratosphérique. C’est partager des déboires informatiques avec Ken Loach.
L’enfer, c’est Jean-Pierre Marielle qui annonce qu’il arrête les interviews : "Assez tapiné pour aujourd’hui." C’est Valeria Bruni Tedeschi, à fleur de peau, qui éclate en sanglots, car un collègue a posé la question indiscrète que l’attachée de presse avait expressément demandé de ne pas poser. C’est Mathieu Amalric qu’on attend et qui ne viendra jamais.
Des applaudissements terrifiants
Le paradis, ce jour-là, pour Alain Cavalier et Vincent Lindon, c’est l’accueil extraordinaire, absolument inouï, une ovation de 20 minutes faite à leur film expérimental Pater dans lequel le réalisateur joue le président de la République et Vincent Lindon son Premier ministre.
L’enfer, ce jour-là, pour Alain Cavalier et Vincent Lindon, c’est l’accueil extraordinaire, absolument inouï, une ovation de 20 minutes faite à leur film expérimental Pater. Ils saluent, ils sont émus, ils sourient, ils adressent un signe à l’une ou l’autre connaissance. Mais ça dure, ça dure, ça dure, leurs sourires se crispent, ils ne savent plus quoi faire, ou regarder, ils sont pétrifiés alors que le tonnerre d’applaudissements ne faiblit pas.
Le paradis, c’est sortir d’une projection de presse et remonter à contre-courant, comme Julie Christie dans Docteur Jivago, la foule irréelle des milliers de spectateurs parfumés, en robe de soirée et smoking, en route vers une projection officielle.
L’enfer, c’est faire la queue. Et être le premier à ne pas pouvoir entrer.
Les pieds dans l’eau
Le paradis, c’est découvrir des endroits incroyables. L’appart de Wallimage avec vue plongeante sur la montée des marches. La terrasse, avec piscine, de la Villa UGC sur la Croisette. Le salon de la belle Otero au Carlton. Une propriété de "ouf" du quartier de la Californie (le Beverly Hills de Cannes). L’hôtel Eden Roc au Cap d'Antibes, le palace des milliardaires où le mobile-home de Lars Von Trier est garé entre les Maserati et les Rolls. Un banal appart de la rue d’Antibes avec vue sur l’agence de banque : Jean-Pierre Bacri raconte qu’il y travaillait en me proposant un joint.
L’enfer, c’est voir la mer tous les jours et ne jamais avoir une minute pour y mettre le pied. Enfin, si, une fois, l’année de C’est arrivé près de chez vous. Le succès avait surpris tout le monde. L’interview avec Benoît Poelvoorde était fixée à minuit sur le morceau de plage géré par la Semaine de la critique. Il faisait sombre au bord de l’eau. Pas de marée avec la Méditerranée mais il a suffi du passage d’un gros yacht pour se retrouver les pieds trempés. Jusqu’aux chevilles.
C’est pas la fête
Le paradis, c’est retrouver les collègues aux casiers - chaque journaliste a sa petite boîte aux lettres. Ce soir-là, on sortait de La Double vie de Véronique comme d’une auberge espagnole. Chacun avait littéralement vu un film différent et révélait sa personnalité en proposant son explication. C’est revoir les copains suisses Philippine, Raphaëlle, Stéphane, Rafaël, qui aiment aussi le cinquième rang face à l’écran. C’est manger - cela arrive certains jours - avec Patrick, Alain, Pierre, Marie-France, Barbara, Caroline, Jan…
L’enfer, c’est entendre parler de toutes ces fêtes extraordinaires : les Bluesbrothers en concert, l’univers du Seigneur des anneaux reconstitué dans un village proche, les fastes de Marie-Antoinette ressuscités par Sofia Coppola, des milliers de papillons invités à fêter le merveilleux film de Julian Schnabel : Le Scaphandre et le Papillon. Et j’en passe des centaines de meilleures, auxquelles il n’est pas question d’assister si l’on veut être en forme à 8 h 30 au GTL.
Une histoire de palmarès
Le paradis, c’est quand les pronostics se réalisent. Quand Une histoire de famille, Underground ou Le Pianiste emportent la Palme d’or. Des hommes et des dieux ou Le Fils de Saul le Grand Prix. Iñárritu et Pawlikowski la mise en scène. Quand Irène Jacob reçoit le prix d’interprétation pour La Double vie de Véronique, Holly Hunter pour La Leçon de piano, Natacha Régnier pour La Vie rêvée des anges. Quand John Turturo est consacré pour Barton Fink, Jean Dujardin est The Artist et Marcello Fonte, Dogman.
L’enfer, c’est quand le jury de Tim Burton se montre "courageux" en palmant Oncle Boonmee, plus efficace qu’un valium. Quand le jury de Jane Campion se montre susceptible en n’accordant aucun prix à Tony Erdmann car il est plébiscité par le public et la critique. Quand l’exclusion de Lars von Trier, du festival et du palmarès, pour apologie du nazisme, prive Tilda Swinton (We need to talk about Kevin) du prix d’interprétation au profit de Kirsten Dunst, héroïne de Melancholia. Etc., etc., etc.
Le prix ou la bronca
Le paradis, c’est Geraldine Chaplin qui remet la Caméra d’or à Jaco, c’est entendre la Croisette buzzer pour C’est arrivé près de chez vous, c’est répondre à la toute jeune Émilie Dequenne, inquiète de ne pas avoir de photo souvenir, qu’il y en aura plein les magazines (et même une à côté de Johnny). C’est entendre les Dardenne, Palme en main, avoir une pensée pour Florence Aubenas et apprendre à sa libération que leurs mots l’avaient aidée à tenir. C’est lire le titre d’un journal anglais : Olivier Gourmet remporte le prix d’interprétation d’une nuque. C’est souhaiter bon anniversaire à Bouli sur la Croisette tout en le félicitant pour les trois prix d’Eldorado. C’est regarder les nuages au-dessus de la baie avec Marion Hansel, prendre tous les jours des nouvelles d’un membre du jury, Benoît Poelvoorde, ou assister au passage de Virginie Efira de la comédie romantique au cinéma d’auteur.
L’enfer, c’est André Delvaux, membre du jury, emporté sur une civière. C’est la bronca tout au long de la projection du Joueur de violon, premier et dernier film de son chef op’ Charlie Vandamme, qui ne s’en remettra pas. C’est courir comme un Borlée pour voir JCVD avec Jean-Claude Van Damme, sentir la déchirure d’un mollet se rouvrir, s’arrêter et se dire, tout essoufflé, qu’on est en train de devenir cinglé.
Quand l’enfer devient le paradis
Le paradis, c’est le monde à l’envers. Alejandro Iñárritu qui me pose des questions en sortant de son Carne y Arena, cette expérience inouïe qui préfigure peut-être le cinéma de demain, entre réalité virtuelle et installation d’art contemporain.
L’enfer, c’est lorsque le festival est terminé, que le travail redouble car beaucoup de films sortent dans la foulée.
Il est même arrivé que l’enfer se transforme en paradis. Le samedi 12 mai 2018 était un jour comme on les aime, un jour où l’on va rencontrer un cinéaste qu’on admire, Pawel Pawlikowski (Ida), qui vient de signer un film sublime, Cold War. Message : Pawlikowski s’est cassé le pied, les entretiens sont annulés. Damned ! Changement de programme. J’irai voir ce film belge que j’allais donc manquer pour cause d’interview : Girl de Lukas Dhont. Certains sont sauvés par le gong, d’autres par un pied cassé.
Il est temps de fermer la boîte à souvenirs. Avec Woody Allen - fidèle de la section Hors compétition - et son merveilleux dernier plan de Radio Days, celui d’une enseigne lumineuse sur un toit, celle d’un chapeau qui salue et dit au revoir. C’était la dernière séquence, c’était la dernière séance, et le rideau sur l’écran est tombé.