Nos soldats partiront-ils en guerre contre la Russie?
"L’armée belge se prépare à un conflit de haute intensité avec la Russie", a déclaré l’Amiral Hofman, chef de la Défense. Autour de l’Ukraine résonnent bruits de bottes et déclarations martiales. Relèvent-elles de la logique diplomatique, de la propagande, ou leur tonalité nous annonce-t-elle une guerre prochaine ?
Publié le 26-01-2022 à 11h01
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L'avis de Michel Liegeois, Professeur à l’UCLouvain. Président de l’Institut de sciences politiques Louvain-Europe.
Les déclarations martiales que l’on entend ces derniers jours autour de la Russie et de l’Ukraine vous étonnent-elles ? Sont-elles exceptionnelles ?
Il est vrai que nous ne sommes plus tellement habitués à entendre des bruits de bottes et des signaux qui laissent penser qu’une véritable confrontation militaire - qui ne serait pas strictement locale - pourrait avoir lieu. Ce à quoi nous assistons a donc bien des relents de Guerre froide. Pour autant, je ne crois pas du tout à l’émergence d’un conflit de grande envergure. Je ne dis pas que c’est impossible, car il peut toujours y avoir des accidents à partir du moment où les parties en présence jouent la carte de l’escalade. Je pense plutôt que tout ce à quoi on assiste pour l’instant relève de la gesticulation militaire pour convaincre l’adversaire de sa fermeté. En ce sens, les manœuvres et les mouvements de troupes actuels servent à donner du crédit aux verbes utilisés. De plus, ces gesticulations se font à un rythme et d’une façon qui me semblent encore très contrôlés. Les exercices et les paroles martiales que nous entendons sont plutôt engagés pour créer une situation diplomatico-militaire favorable qui permettra d’engranger des acquis politiques lorsque le pic de tension se résoudra par un accord diplomatique. Je pense donc que la probabilité que ce conflit advienne par accident est relativement faible, et je ne crois pas du tout à un déclenchement volontaire ; aucun acteur n’y aurait intérêt.
Ces gesticulations servent-elles avant tout la politique interne des différents États ?
Oui, mais pas seulement. La Russie ne plaisante pas quand elle dit qu’elle ne souhaite pas que l’Ukraine rejoigne l’Otan. Maintenant, que cela soit instrumentalisé par Poutine ou d’autres puissances à des fins de politique intérieure est une évidence.
En géopolitique, de telles gesticulations créent-elles généralement une dramatisation propice, in fine, à la signature d’un compromis ? Ou engendrent-elles régulièrement de véritables incidents ?
À force de prononcer des anathèmes, il y a toujours le danger qu’une situation dérape de manière inattendue. Existe également le risque de se retrouver plongé dans un conflit car on se serait mis dans une situation où l’on n’aurait plus d’autres choix - sous peine de perdre la face - que d’engager les combats. Il faut donc toujours veiller à ne pas dire le mot de trop, ni à prendre de dangereux engagements. D’autant qu’à un moment donné, si on veut renouer le dialogue et arriver à un compromis, il est nécessaire que chacun fasse un pas dans la direction de l’autre.
La diplomatie cède la place à l’enchère militaire, évoquait ce mardi le quotidien flamand De Standaard. Peut-on imaginer que la diplomatie perde la main ?
Dans les démocraties, le politique ne cède jamais la main aux militaires, sauf si la guerre est déclarée - ce dont nous sommes encore loin. Tout ce qui est dit et fait pour l’instant est sous le contrôle total du pouvoir politique. Nous sommes dans cette phase où le militaire devient un outil diplomatique utilisé dans le cadre d’un rapport de force. Mais de nouveau, tout cela se passe à un rythme qui n’est pas excessivement inquiétant : plutôt celui d’une partie d’échecs diplomatique dont les mouvements militaires font partie intégrante.
Voici des bruits de bottes que nous n’avons plus entendus depuis longtemps, dites-vous. Faudra-t-il nous habituer à les subir de nouveau ? Où notre monde est-il stable au vu de toutes les relations d’interdépendances économiques et commerciales qui existent entre les États ?
Les intérêts économiques sont en effet tellement interpénétrés qu’il est difficile d’imaginer un conflit, tant les conséquences seraient importantes pour les différentes parties. Le deuxième élément de stabilité que nous connaissons est la dissuasion nucléaire. Ces deux éléments éloignent - sauf coup de folie ou accident - les risques de confrontations majeures entre deux blocs étatiques. Ils n’empêchent par contre pas du tout les conflits hybrides et de basse intensité comme l’actualité nous le donne à voir en Syrie ou au Sahel, par exemple.
L'avis de Anne Morelli, Professeure hre. de l’ULB. Spécialiste de la critique historique appliquée aux médias. Auteure de "Principes élémentaires de propagande de guerre" (Labor)
"L’armée belge se prépare à un conflit de haute intensité avec la Russie" a déclaré l’amiral Hofman, chef de la Défense belge. Washington et Londres demandent aux familles de leurs diplomates de quitter Kiev. Va-t-on vers une guerre ?
Depuis quelques jours, je reçois des messages qui me disent qu'au vu des médias, on retrouve les dix principes de propagande de guerre énoncés dans mon livre (voir ci-contre). Prenez la couverture du magazine français L'Express. On y voit le visage de Poutine dessiné en rouge et noir avec des flammes démoniaques dans les yeux. D'anciens étudiants me rappelaient que j'avais présenté aux cours à l'époque des couvertures similaires présentant Kadhafi, Milosevic ou Saddam Hussein sous des traits diaboliques. Le troisième principe de la propagande de guerre est "le chef du camp adverse a le visage du diable". Aujourd'hui, les politiciens se livrent à ce qu'on appelle des rodomontades. Et quand ils roulent des mécaniques, c'est souvent pour des raisons de politique intérieure. Après l'échec américain en Afghanistan, Biden doit effacer ce revers, se trouver un nouvel ennemi et se montrer agressif. La Chine étant un trop gros morceau, s'attaquer à la Russie via l'Otan apparaît plus accessible. Les deux premiers principes de la propagande de guerre sont d'affirmer "nous sommes des pacifistes, ce sont les autres qui veulent la guerre". Il serait intéressant de savoir qui "attaque" qui ? Quel média a montré deux cartes, une de 1989 avec les frontières entre l'Otan et les forces soviétiques et une carte actuelle qui montre combien l'Otan a pénétré de plusieurs centaines de kilomètres vers Moscou ?

De nombreux témoignages, reportages et analyses montrent quand même une Russie potentiellement dangereuse pour les démocraties.
"C'est une cause noble que nous défendons et non des intérêts particuliers" et "notre cause a un caractère sacré" sont d'autres principes de la propagande de guerre. À une époque, la cause était vraiment sacrée : Gott mit uns, God save America, God Save the Queen, etc. Aujourd'hui, dans nos pays, le sacré est la démocratie. Les motivations morales et humanitaires évoquées contre la Russie ont été largement utilisées pour intervenir en Irak et en Libye. Mais le chaos post-intervention dans ces deux pays s'est avéré un désastre humanitaire et démocratique. Et si aujourd'hui, l'Occident cherche absolument à intervenir dans un pays qui ne respecte pas la démocratie, je propose que les États-Unis et l'Otan attaquent l'Égypte et l'Arabie saoudite, deux pays qui méprisent les droits humains, torturent et font fi du genre féminin. Je provoque mais arrêtons d'insulter notre intelligence.
Quels autres éléments de propagande relevez-vous dans les postures actuelles ?
Je précise que mon rôle n'est pas de dire qui ment qui dit la vérité, qui est méchant qui est gentil mais d'illustrer les principes d'une propagande unanimement utilisés et d'en décrire les mécanismes. Un autre principe est donc que les artistes et les intellectuels soutiennent la cause et participent à cette propagande. Voilà des décennies que des historiens anglo-saxons travaillent à effacer le rôle crucial de l'URSS dans la Deuxième Guerre mondiale. Quand, en 1945, on interrogeait les Belges pour savoir quels pays avaient vaincu les Nazis, l'URSS était citée en premier puis l'Angleterre puis les États-Unis. Aujourd'hui, les actions de nos premiers alliés de l'époque sont de plus en plus gommées, ce qui est nécessaire pour en faire un ennemi. Des cinéastes d'Hollywood ont évidemment participé à cette réécriture de l'histoire en glorifiant les Américains depuis Le Jour le plus long jusqu'à Il faut sauver le soldat Ryan. Plus loin, les guerres ont souvent des motifs économiques ou géostratégiques mais on ne peut pas le dire. Et si l'Allemagne rechigne à suivre l'Otan dans sa dynamique agressive, c'est à cause de ses intérêts économiques avec la Russie. Enfin, un autre point est de considérer ceux qui n'abondent pas dans la propagande officielle comme des agents de l'ennemi. Il n'est pas évident de garder un esprit critique. Quand, durant la guerre d'ex-Yougoslavie, avec des intellectuels, je m'inquiétais du bombardement d'hôpitaux à Belgrade, nous étions considérés comme "complices de Milosevic".
Les dix principes de propagande de guerre rappelés par Anne Morelli 1) Nous ne voulons pas la guerre ; 2) le camp adverse est le seul responsable de la guerre ; 3) le chef du camp adverse a le visage du diable ou est "l’affreux de service" ; 4) c’est une cause noble que nous défendons et non des intérêts particuliers ; 5) l’ennemi provoque sciemment des atrocités, et si nous commettons des bavures, c’est involontairement ; 6) l’ennemi utilise des armes non autorisées ; 7) nous subissons très peu de pertes, les pertes de l’ennemi sont énormes ; 8) les artistes et intellectuels soutiennent notre cause ; 9) notre cause a un caractère sacré ; 10) ceux et celles qui mettent en doute notre propagande sont des traîtres.