Pourquoi l’Ukraine n’a pas abandonné l'idée de récupérer la Crimée: "On voit à quel point la Russie est mal à l’aise"
Nicolas Gosset décrypte les enjeux derrière les frappes sur la péninsule.
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Publié le 19-08-2022 à 19h27 - Mis à jour le 19-08-2022 à 22h59
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L’Ukraine n’a visiblement pas abandonné l’idée de récupérer la Crimée, la péninsule que la Russie avait illégalement annexée en 2014. Alors que les vacanciers se prélassaient sur ses plages ensoleillées, les forces ukrainiennes y ont récemment visé des sites militaires russes. Nicolas Gosset, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense, décrypte les enjeux derrière ces frappes, qui en annoncent d’autres, sur un territoire que Moscou considère comme faisant partie de la Fédération.
Comment expliquez-vous que l’Ukraine ait la capacité de frapper la Crimée, loin de la ligne de front ? L’aide militaire des alliés occidentaux ne permet pas, théoriquement, de tels bombardements…
Comme vous le dites : théoriquement. Les munitions compatibles avec les systèmes Himars qui sont fournies par les Américains ne peuvent pas frapper, théoriquement, à plus de 80 km. De deux choses l'une. Ou tout cela est un jeu de dupes et Washington a fourni des munitions à plus longue portée, ce dont fondamentalement je doute. Ou, ce que je pense plus sérieusement, les Ukrainiens sont capables de bidouiller certains de leurs missiles pour que, effectivement, ils puissent porter à plus de 200 km. Avant la guerre, l'industrie de défense ukrainienne était solide, le pays était l'un des plus gros exportateurs mondiaux d'armements. Ses sites ont été bombardés massivement par les Russes, mais les Ukrainiens gardent une capacité de production et ont de très bons ingénieurs. Il y a une capacité de résilience de l'industrie de défense ukrainienne qui, de mon point de vue, est plus importante que souvent imaginé. Ils sont vraiment créatifs. Au moment de la frappe contre le Moskva (le navire russe qui a coulé en avril denier, NdlR), les Russes avaient parlé d'un incendie, puis ils ont dit que les Ukrainiens avaient tiré un missile fourni par l'Otan, alors qu'en fait il s'agissait d'un missile Neptune de conception ukrainienne. Quelques jours plus tard, d'ailleurs, la Russie a frappé à Kiev l'installation où étaient produits et révisés ces missiles.
Quel est l’objectif de l’Ukraine en Crimée, selon vous, sachant qu’elle n’est pas en mesure de mener une reconquête par les armes ?
En effet, en l’état, on a du mal à imaginer quelque forme que ce soit de contre-offensive ukrainienne sur la Crimée, c’est un fait. Mais l’Ukraine envoie, symboliquement, un signal très fort. Du point de vue militaire, la Crimée pose un gros problème immédiat pour les opérations, puisque c’est la grosse base militaire à ciel ouvert où passe l’essentiel du réapprovisionnement et de la restructuration de l’appareil militaire russe. La cibler est une manière pour les Ukrainiens de dire qu’ils sont désormais capables de frapper cette partie que les Russes croient sanctuarisée. La Crimée est le joyau réintégré à la Fédération depuis 2014, porté financièrement à bout de bras par l’État russe. On avait pu lire précédemment des analyses qui indiquaient que la question de la Crimée était réglée, que les Ukrainiens avaient décidé de s’asseoir dessus. Mais ce n’est pas du tout le cas. Cela montre, d’une part, que, pour les autorités ukrainiennes, la perspective d’un règlement négocié est vraiment très lointaine et, d’autre part, que, le jour venu, l’Ukraine veut être en position de négocier tout, y compris la question de la Crimée. Et, donc, de ne pas laisser se consolider dans l’esprit des Russes qu’elle ne fera pas partie de la négociation.
Il y a cette volonté aussi que le front, qu’on disait cantonné au Donbass depuis le mois de juin, se diversifie à nouveau très fortement. On voit que l’Ukraine cherche à fixer une partie des troupes dans le Sud, dans la région de Kherson, en arguant de la contre-offensive, tandis que les Russes essaient de faire exactement la même chose par effet miroir dans la région de Kharkiv. Les Russes essaient de mobiliser la plus grosse partie possible de l’appareil offensif ukrainien dans l’Est, alors que les Ukrainiens veulent le réorienter vers le sud. Pour l’Ukraine, le Donbass est essentiel mais le Sud est vital.
"La guerre en Ukraine a commencé par la Crimée et doit se terminer avec sa libération", a d’ailleurs déclaré le président Zelensky le 9 août dernier. On voit mal, cependant, comment cet objectif pourrait être atteint…
C'est presque un slogan. La Crimée est un bastion. Relancer une opération de conquête, qui passerait par des bottines au sol, serait terriblement coûteux d'un point de vue humain. Par contre, cibler la Crimée, frapper peut-être le pont du détroit de Kertch (qui relie la péninsule à la Russie, NdlR), rappeler à la Russie que rien n'est scellé, c'est envoyer un message maximaliste pour montrer sa détermination. C'est davantage un message politique qu'une position de négociation.
On voit à quel point cela met la Russie mal à l’aise. La situation de la Crimée est différente de celle des Républiques populaires de Louhansk et de Donetsk. Elle a été intégrée au territoire de la Fédération. Or, normalement, la position de Moscou est de dire que, s’il y a des attaques commises sur le territoire de la Fédération, on peut tirer l’arme nucléaire.
Sans aller si loin, dès lors que l’Ukraine frappe la Crimée considérée par la Russie comme sienne, Moscou ne risque-t-il pas de décider d’entrer officiellement en guerre contre l’Ukraine avec des moyens accrus ?
Une mobilisation générale serait incendiaire pour le pouvoir de Vladimir Poutine. Cela fait la démonstration par l'absurde de sa faiblesse politique. Envoyer au front des Bouriates, des Daghestanais, des Tchétchènes, des prisonniers de droit commun, des petits gars qui ont encore du lait derrière les oreilles et qu'on a forcés, c'est une chose. Cela ne touche pas la classe moyenne de Saint-Pétersbourg, de Nijni Novgorod ou de Moscou. La mobilisation générale, cela veut dire envoyer les gens qui habitent au métro Pouchkine de Moscou sur le front, et cela, politiquement, c'est une autre affaire. Cela montre que le régime russe n'est pas aussi sûr de son coup qu'il le prétend. Cela témoigne de sa fragilité par rapport à la volonté de la société russe de le suivre. Les Russes ne sont pas dupes.
Mais ils ont une vraie capacité à supporter et à faire le dos rond…
Au moment de la guerre en Afghanistan, il y avait cette blague qui disait : "Je ne sais pas, je suis musicien." Je ne veux pas savoir, pas voir, pas entendre, tant que cela ne touche pas ma vie, je fais le dos rond, j'essaie de passer à travers les gouttes. Cela fonctionne parce qu'on est dans le cadre d'une opération militaire spéciale. La mobilisation générale, c'est une autre histoire. On l'a vu quand les Ukrainiens avaient frappé les dépôts de carburant à Belgorod et qu'un missile avait touché un quartier d'habitations. On se trouve sur le territoire de la Fédération, mais on voit le malaise de la Russie face à la possibilité d'aller plus loin. Cela montre à quel point, sur le fond plus que sur la forme, toute la rhétorique nucléaire est un chantage qui masque du vide. Plus grand monde ne croit en la crédibilité de la menace nucléaire russe aujourd'hui. Cela frappe les opinions, légitimement. Mais, sur le fond, si Poutine était vraiment sérieux, avec la Crimée, il aurait déjà déclenché l'alerte maximale, alors qu'on voit un flottement.