L’Église russe en Ukraine dans les limbes : la fin d’une présence séculaire ?
Les pressions s’accumulent sur l’Église et son clergé, dans le contexte de l’invasion du Kremlin.
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- Publié le 12-12-2022 à 06h38
- Mis à jour le 12-12-2022 à 06h51
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Un passeport russe ici, un dépliant promouvant la “guerre sainte” russe là, un drapeau de la “Nouvelle Russie” (désignant les terres conquises par les tsars à la fin du XVIIIe siècle, NdlR) ici encore… Les preuves compromettantes découvertes par les services de sécurité ukrainiens dans des monastères et églises orthodoxes de l’Église russe en Ukraine s’accumulent.
Les résultats des perquisitions menées depuis la fin novembre ont semble-t-il convaincu Volodymyr Zelensky d’approuver une proposition de son Conseil de sécurité et de défense interdisant les groupes religieux affiliés à la Russie. Dans le contexte d’invasion généralisée, une telle initiative trouverait ses justifications. Elle constituerait néanmoins un énième acte de rupture, en mettant un terme à une présence séculaire de l’Église russe en Ukraine.
Loin des fonts baptismaux
Pour le comprendre, il faut revenir au mythe fondateur du baptême de la Rous de Kiev en 988. Le prince Volodymyr le grand entame ainsi la christianisation de son royaume, alors très étendu, et noue une alliance avec l’empire byzantin. Malgré les invasions mongoles et le sac de Kiev en 1240, la métropole (évêché, NdlR) de Kiev perdure sous l’autorité de Constantinople. À noter qu’une partie de la chrétienté orthodoxe est dans le même temps captée par les gréco-catholiques, une Église de rite oriental placée sous l’autorité du pape, créée par les Polono-Lituaniens afin de s’attirer la fidélité des populations locales.
À partir du XVIIe siècle, la Moscovie devenue empire russe étend son influence sur les terres ukrainiennes. En 1686, Moscou ravit la juridiction de la métropole de Kiev à Constantinople en usant de moyens peu recommandables, selon plusieurs historiens. C’est cette branche ukrainienne de l’Église russe qui est remise en question aujourd’hui, nouvelle épreuve d’une longue traversée du désert.
Un déclin irréversible
Dès l’indépendance de l’Ukraine en 1991, l’institution rattachée à Moscou souffre de fait de la concurrence de deux Églises orthodoxes profitant du réveil du phénomène religieux pour revendiquer leur autocéphalie (indépendance canonique, NdlR). L’Église ukrainienne du Patriarcat de Moscou leur oppose son droit canonique datant de 1686 mais aussi son contrôle de quelque 12 000 paroisses dans le pays, soit un tiers des quelque 36 000 paroisses de l’Église russe, en Russie et à l’étranger. Parmi elles, trois “Laure”, des centres de pèlerinage majeurs de la chrétienté orthodoxe. La Laure des grottes, dans le centre de Kiev, revêt une importance symbolique et foncière toute particulière.
Pendant une vingtaine d’années, l’hégémonie de l’Église n’est guère ébranlée, la pratique religieuse se révélant fluide. Entre 25 % et 30 % des quelque 20 millions d’Ukrainiens orthodoxes se déclarent “chrétiens avant tout”, sans affiliation précise. “On pouvait aller prier dans telle ou telle église, cela ne faisait pas de différence”, rappelle Taras Antochevskiy, directeur du portail RISU (Religious information portal of Ukraine).
Tout change en 2014, quand le clergé de l’Église se distancie peu de l’agression du Kremlin menée en Crimée et dans le Donbass. Ceci mêlé à quelques actes avérés de collaboration avec les envahisseurs russes abîment la légitimité de l’Église, dénoncée comme un “agent de Moscou”. Et d’entamer un déclin visiblement irréversible.
Église honnie
Elle est impuissante à empêcher, fin 2018, la création d’une nouvelle Église orthodoxe d’Ukraine. Celle-ci fusionne deux institutions concurrentes et intègre même des évêques du Patriarcat de Moscou, attirés par la promesse du “tomos” (décret, NdlR) d’autocéphalie délivré par le Patriarche Bartholomée de Constantinople en janvier 2019, en plaçant l’Église sous sa juridiction.
“Bien sûr, Moscou et ses représentants en Ukraine ont dénoncé cela comme un sacrilège, un schisme”, commente Oleh Kindiy, vice-recteur de la faculté de philosophie et théologie de Lviv. “Dans les faits, ce n’était pas un schisme car les différentes Églises étaient déjà indépendantes les unes des autres. D’autre part, cette indépendance n’a fait que rétablir une situation qui avait prévalu de 988 à 1686. Nous parlons donc ici de justice historique et du fait que l’Église russe n’a rien à faire en Ukraine !”
De fait, la présence de l’Église étant justifiée par l’intégration séculaire, assumée ou contrainte, entre Ukrainiens et Russes, celle-ci est remise en cause à partir de 2014. Un processus de transferts de paroisses de l’Église russe vers l’Église d’Ukraine s’amorce. Ce mouvement, lent et compliqué par des questions administratives et foncières, est dénoncé par le Patriarche Kirill de Moscou, inquiet, entre autres, de la perte de ses propriétés.
Nouvelle accélération à partir de l’invasion du 24 février : selon un sondage du centre Razoumkov, seuls 4 % des Ukrainiens se revendiquent aujourd’hui de l’Église russe. Le Métropolitain Onuphre, chef de l’Église en Ukraine, tente cette fois de prendre les devants en annonçant rompre, le 27 mai, sa communion avec le Patriarche Kirill. Dans les faits cependant, rien n’indique que les statuts de l’Église russe en Ukraine ont changé, ou qu’Onuphre serait prêt à rejoindre l’Église d’Ukraine.
À la croisée des chemins, le Métropolitain tente de garder un profil bas. Mais les accusations répétées de collaboration de son clergé avec les forces d’occupation, ou encore les récents résultats des perquisitions dans ses monastères, ne cessent de resserrer l’étau. L’interdiction de l’Église sur décision politique scellerait son sort. Elle soulèverait aussi de sérieuses questions quant au devenir du clergé et du patrimoine immobilier, ou encore de la manière dont l’État ukrainien procéderait, dans un climat de tensions exacerbées par l’invasion russe.