Qui dirige l'islam en Belgique ?
Au cœur de toutes les attentions, l’islam se cherche en Belgique. Traversé par de nombreux courants contradictoires et opposés, il n’envisage pas l’avenir avec une grande sérénité.
Publié le 30-01-2016 à 08h56 - Mis à jour le 30-01-2016 à 09h52
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En toile de fond, il y a l’international et ses détonations, les retentissements des attentats, les atermoiements de l’Europe et puis les regards, les regards du continent qui ont mis les musulmans et l’islam au cœur de toutes les suspicions. Le fond de la toile, aujourd’hui, c’est celui du doute et de l’inquiétude.
En avant-plan, pris dans ces bourrasques, il y a les acteurs, la communauté musulmane belge, multiple, diverse, irréductible à un quelconque adjectif, à la moindre posture. Une communauté traversée par les dissensions internes, l’absence de leadership et les luttes pourtant incessantes en vue de s’en emparer.
Institutionnellement, l’islam en Belgique, c’est un Exécutif (l’EMB), organe représentatif auprès de l’Etat, plus divisé que jamais et qui ne survit que difficilement, ne pouvant s’appuyer que sur une faible légitimité populaire.
Médiatiquement, ce sont des initiatives concurrentes, tel le Muslim Expo qui ouvrira le 6 février à Charleroi, et qui s’érigera comme un pied de nez aux franges les plus libérales de la communauté. Ce sont aussi des tentatives de réflexion avortées, à l’instar des capsules vidéo contextualisant le Coran, souhaitées par la Région bruxelloise, mais bombardées de critiques et finalement abandonnées.
Que tout cela serait-il finalement, s’interrogeait Radouane Attiya, islamologue à l’ULG, si ce n’était le signe du "schisme sociologique" qui étend désormais ses failles ?
Communauté inclassable et divisée donc, il est cependant possible de discerner certains contours, certains discours, certaines tendances qui la traversent.
Avant toute chose, notons que la tendance majoritaire est celle du conservatisme. En Belgique, l’islam est avant tout un islam conservateur sunnite. Et à l’international comme en Belgique, le sunnisme est en crise pour deux grandes raisons. Premièrement parce que dans le sunnisme, les voies interprétatives ou réformistes pour accorder la foi aux contextes contemporains sont étroites, sinon absentes, ce qui rend la rencontre avec la modernité difficile. Ensuite parce que la foi, pour la majorité des sunnites, ne se définit pas seulement comme étant un cheminement intime, mais qu’elle s’associe à une dimension sociale et politique. C’est l’idée que l’islam est un cheminement personnel, mais un cheminement "qui ne peut exister qu’en se concrétisant socialement et politiquement, et devenant loi. Cette dimension est importante à souligner, car elle trouve difficilement une compatibilité avec des sociétés sécularisées", notait cette semaine sur son blog (1) le sociologue de l’UCL Felice Dassetto.
C’est à partir de ce double aspect qu’il est d’emblée possible de schématiser différents courants qui se partagent l’islam belge.
Les conservateurs identitaires Le premier d’entre eux est celui des conservateurs identitaires. On parle ici de courants implicitement ou explicitement influencés par les Frères musulmans, ou par le salafisme quiétiste. Ce sont les Yacob Mahi ou les Tariq Ramadan, les écoles musulmanes de la capitale, les foires musulmanes de Bruxelles, d’Anvers ou de Charleroi, la mosquée du Cinquantenaire ou la mosquée Al Khalil à Molenbeek (parmi beaucoup d’autres et sans vouloir les associer totalement, tant leurs méthodes, spirituelles ou politiques, diffèrent).
Leur lecture du Coran est classique et traditionnelle, leurs pratiques sont rigoristes, et leurs discours régulièrement "missionnaires ou militants". Tous, ils insistent sur une affirmation visible (le port du voile par exemple) de l’islam en Belgique, et leur objectif est clair : il s’agit de proposer ou d’imposer une islamisation de la société, vue comme la promesse d’une société socialement "plus juste", culturellement "plus riche", et en tout cas moins "dépravée", "consumériste" ou "futile" que celle "imposée" par l’Occident contemporain.
Par des moyens financiers très importants, une influence très organisée sur le terrain au travers du tissu associatif, des écoles, des librairies, de l’organisation de conférences, de la force de l’AKP (parti du président Erdogan) au sein des communautés turques, ces courants représentent la force principale au sein de l’islam belge. Ils en dictent le tempo et renforcent son aspect communautaire en évoquant régulièrement la distinction entre l’"oumma", la communauté des croyants, et le reste de la société.
Très au fait également des nouvelles technologies - certains les surnomment les conservateurs 2.0 -, leurs voix sont audibles sur Youtube et sur les réseaux sociaux. Il y a donc une dimension spirituelle, citoyenne et même politique dans ces courants qui s’offrent les moyens de parler aux jeunes générations. Et ça marche.
Les conservateurs "adaptés" Aux côtés de ce courant militant, il y a une majorité de la communauté qui se caractérise également par une pratique traditionnelle de la foi, mais qui la cantonne à la sphère privée.
Il s’agit d’une posture convoquée par les premières générations, par la plupart de leurs imams, et, aujourd’hui, par le président de l’Exécutif Noureddine Smaili par exemple. Ils promeuvent un islam rigoureux mais discret.
La difficulté, cependant, est que ce courant engendre pas mal "d’hésitations", note encore Felice Dassetto. Il ne s’est pas doté de véritables bases intellectuelles, ne parvient pas à s’adapter aux défis rencontrés par les jeunes générations et peine à contre-argumenter les discours des courants plus identitaires.
De plus, les imams qui le portent voient leur influence concurrencée par les réseaux sociaux ou les associations parallèles. Cette tendance est en perte de vitesse.
Les libéraux La tendance plus libérale, spirituelle ou non, est encore minoritaire, mais jouit d’une constante expansion.
"Déconstructiviste" dans certains cas, elle est très diverse, mais c’est celle qui, sur le long terme, devrait emporter la mise, promet l’islamologue Radouane Attiya, que l’on peut inscrire dans ce mouvement. C’est aussi la tendance des Rachid Benzine, de l’Espace Magh ou du Centre culturel arabe à Bruxelles, par exemple.
Ce courant promeut une approche contextualisée du Coran et intellectualise une posture qui accorde les valeurs morales occidentales à l’esprit des valeurs islamiques. Il compte de plus en plus de jeunes universitaires issus de la communauté, mais peine encore à s’imposer chez les plus croyants.
Si ce n’est quelques imams indépendants et souvent discrets, il ne bénéficie d’ailleurs d’aucune mosquée. "C’est encore un peu trop tôt", analyse en tant qu’observateur le sociologue Hassan Bousetta.
Et demain ? Si c’est encore "un peu trop tôt", et si Hassan Bousetta est prudent, c’est que les dynamiques sont particulièrement à l’œuvre ces dernières années. "Tout bouge dans la communauté, et de plus en plus vite. Personne n’a pu encore intégrer ces bouleversements." "On parle toujours sous réserve d’un changement brutal, du prochain attentat qui pourrait tout bouleverser", expliquent deux jeunes analystes, qui mentionnent également les deux minorités que sont le chiisme (plus ou moins 10 % de la communauté), mais aussi les musulmans d’origine qui se définissent comme athées.
En attendant, chaque spécialiste convoque un regard différent pour discerner ces mouvements : les regards politiques, géopolitiques, sociologiques, théologiques, culturels. On évoque les discriminations, les conditions sociales, la migration. On parle des spécificités belges que sont l’autonomie de la Flandre et de la Wallonie, régions traversées pourtant par les mêmes courants, ou la coexistence inédite des communautés turque et marocaine.
Tout cela sans oublier les nombreux points d’interrogation. Ainsi, qu’en sera-t-il de l’avenir des franges djihadistes ? Et le retour du religieux que d’aucuns évoquent, est-il durable ? Certains le qualifient de tendance identitaire et parient sur la victoire, à long terme, de la sécularisation de l’islam.
Quoi qu’il en soit, alors que les réseaux sociaux et leurs limbes fondamentalistes sont le nouveau continent des jeunes en quête de sens, rien ne se passera facilement. Entre les différents courants, la cassure est inévitable. Les débats au sein de la communauté sont d’une "rare violence". "Plus personne n’a confiance en personne." Des villes comme Bruxelles, Anvers ou Charleroi en portent les stigmates.
A l’image de la société dans son ensemble, dans un climat qui ne brille pas par sa sérénité, la communauté musulmane se cherche sans se définir. Même si le sunnisme décentralisé et le chiisme minoritaire ne sont pas propices à l’avènement d’un quelconque leadership, il sera intéressant d’observer quelles tendances émergeront, quelles figures s’imposeront, quels lieux de débat se créeront.
Bref, en Belgique, l’islam est une affaire à suivre.