"À Bruxelles, il faut être plus radical que la zone 30 et suivre l'exemple parisien"
Selon Claire Pelgrims, il faut arrêter de présenter la voiture comme l'apogée de l'Histoire et promouvoir des moyens de transport alternatifs.
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- Publié le 11-09-2021 à 11h45
- Mis à jour le 13-09-2021 à 06h57
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"La zone 30 porte ses fruits", a estimé la ministre bruxelloise de la Mobilité, Elke Van Brandt (Groen), suite au bilan réalisé sur les six premiers mois de l'année 2021. Il est certain que les conclusions du rapport de Bruxelles Mobilité sont plus que positives: moins d'accidents, moins de morts, moins de nuisances sonores ... Pourtant, la zone 30 continue de faire grincer des dents dans la capitale. Certains voient dans cette mesure une façon de mettre des bâtons dans les roues des automobilistes. Pour à terme faire de Bruxelles une ville où la voiture n'est plus la bienvenue ? "Les zones 30 font un passer un certain message en Europe", détaille Claire Pelgrims. Cette chercheuse à l'ULB et spécialiste de l'évolution de la mobilité et des infrastructures autour des questions de vitesse et de lenteur est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.
Sur base du premier bilan tiré par Bruxelles Mobilité , peut-on dire que la zone 30 est un succès en tous points ?
Les premières analyses indiquent qu'il y a une évolution très positive depuis la mise en place de la zone 30 à trois niveaux: la pollution, la qualité de vie en ville et la sécurité routière. Cela conforte l'idée que l'on peut mettre en place dans d'autres villes ce type de politique. Un autre aspect qui est également intéressant: la zone 30 diminue la place prépondérante de la voiture dans l'espace urbain. Elle la rend moins concurrente symboliquement par rapport à d'autres modes alternatifs de mobilité, comme les transports publics ou la mobilité active (marche, vélo...). Toute une série d'utilisateurs vont passer du mode automobile vers des mobilités plus durables, parce qu'ils ont l'impression que la voiture n'est plus une bonne solution. C'est un peu ce message que les zones 30 font passer de manière générale en Europe .

Certains automobilistes ont parfois l'impression qu'on essaie de leur rendre la vie impossible pour les convaincre de changer de mode de transport...
Effectivement, les politiques urbaines en Europe - depuis les années 70 en théorie et les années 2000 en pratique - visent à réduire la place de la voiture en ville. Tout simplement parce qu'on se rend compte que la voiture n'est pas du tout efficace dans l'espace urbain. Elle prend énormément de place, elle pollue, elle fait du bruit, elle empêche les autres mobilités de se développer, mais en plus elle est totalement inégalitaire. Si tout le monde voulait avoir une voiture et l'utiliser, ce ne serait pas possible car on n'a pas les ressources énergétiques, ni même l'espace. Et ce problème d'inégalité est insoluble.
La solution se trouve-t-elle donc dans un changement drastique de nos modes de déplacement ?
Toutes les mobilités alternatives que l'on promeut depuis les années 70 sont des mobilités qui permettent à tout le monde de se déplacer dans le milieu urbain, comme les transports publics. La mobilité active est également beaucoup moins gourmande en termes d'espace, mais vise aussi davantage à favoriser le partage de la ville. Ces mobilités n'empêchent pas et ne contraignent pas les autres modes de transports, contrairement à la voiture qui en plus enferme les usagers dans des boites de conserve et les empêche de communiquer avec les autres. L'intérêt n'est donc pas tant de pointer l'usage individuel d'une personne qui n'est pas durable, mais surtout de développer un modèle de mobilité qui peut tenir sur le long terme, qui ne va pas détruire la planète et qui est envisageable pour tout le monde.
Tendons-nous vers des grandes villes en Belgique où la voiture n'est plus la bienvenue ?
A Bruxelles, on ne peut pas dire que la voiture n'est plus la bienvenue. Il y a d'autres endroits où la politique est bien plus radicale. Je pense par exemple à la capitale française. A Paris, on a beaucoup moins d'automobilistes, parce que c'est une ville qui a énormément développé son RER, où on marche énormément dans le centre... A Bruxelles, on a une proportion assez importante de personnes qui utilisent une automobile. Cela s'explique notamment par le fait de nombreuses personnes habitent à l'extérieur de la ville et viennent y travailler en voiture , parce qu'elles n'ont pas beaucoup d'alternatives. La politique régionale par rapport à ça est assez claire: l'idée n'est pas d'empêcher les automobilistes d'entrer en ville, mais plutôt de favoriser le plus possible les autres possibilités. Cette réduction du nombre d'automobilistes permettrait aux personnes qui utilisent encore leur voiture d'être plus efficaces car il y aurait moins de bouchons, moins de problèmes liés au stationnement en ville... Mais nos politiques n'ont actuellement pas la même capacité à limiter la part des automobilistes dans la ville que les autorités parisiennes.
Faudrait-il pourtant davantage suivre cet exemple parisien ? Bruxelles devrait-elle opérer un changement plus radical ?
Oui, il faut être plus radical que la zone 30, il faudrait davantage suivre l'exemple parisien. Les scientifiques - qui travaillent aussi bien sur les questions climatiques et les questions de mobilité, en prenant en compte l'aspect sociétal - s'accordent sur l'urgence à opérer une transition vers des mobilités plus durables. Le véritable enjeu en Belgique est de ne pas créer un sentiment de perte de confort ou de progrès technique. Il y a tout un travail pour rendre désirables d'autres modes de vie. Cette question d'une transition vers d'autres types de mobilité, c'est aussi une question d'organisation du territoire : où place-t-on le logement, comment on organise les transports publics, quelle est la qualité des infrastructures pour la marche ou le vélo, comment soutient-on le développement d'une mobilité plus hybride (comme les vélos électriques ou les voitures sans permis qui sont beaucoup plus légères).
Vous dites qu'il ne faut pas que les automobilistes perçoivent les changements comme une perte de confort, mais c'est exactement ce qu'ont ressenti de nombreux conducteurs avec la mise en place de la zone 30. Comprenez-vous que cette mesure ait été tant décriée ?
J'ai fait une recherche sur les politiques de ralentissement sur le long terme, comment elles se mettent en place progressivement et impliquent des territoires de plus en plus importants. Et, effectivement, ce genre de réactions est très fréquent. Quand on propose les premiers piétonniers, quand on travaille sur des enjeux de réduction de la place de la voiture dans des centres-villes historiques... on retrouve ce sentiment de peur, de crainte d'un retour en arrière. Mais c'est fortement lié à la manière dont la voiture a été vendue.
L'automobile a-t-elle été trop longtemps placée sur un piédestal ?
Un peu partout en Europe et aux Etats-Unis, à une certaine période, on a promu très largement l'usage de la voiture en réduisant en miettes les infrastructures des autres modes de transports qui étaient tout aussi, voire plus, efficaces que l'automobile. C'est passé par de la propagande via des films, des affiches, des émissions... qui assimilaient la voiture à une notion de progrès. La voiture était présentée comme l'apogée de l'Histoire. Maintenant, pour faire comprendre tout l'intérêt d'une mobilité plus partagée et plus directe, il faut détricoter tout le travail qui a été opéré sur plusieurs décennies. En Belgique, la promotion de la voiture s'est étendue sur une période énorme ! Il nous faut maintenant déconstruire ce qui s'apparente à un mythe.
Certains détracteurs de la zone 30 pointent que rouler à 30 km/h pollue plus …
Les véhicules qu'on peut acheter actuellement sont techniquement optimisés pour de la grande vitesse. Vous allez consommer un minimum quand vous roulez sur l'autoroute. Ces optimisations ne tiennent malheureusement pas compte des conditions urbaines. Mais on n'est pas sûr qu'on pollue plus à 30 km/h qu'à 50. Surtout si, à 30, on a une conduite plus continue et qu'on passe moins de temps dans les bouchons. Les chercheurs en sciences humaines et sociales pointent que si la voiture est optimisée pour du 120, c'est qu'à un moment il a été décidé qu'il existait une nécessité d'avoir des véhicules rapides. Mais si maintenant on a besoin de voitures qui ne se déplacent pas à plus de 30 km/h dans les villes, il faut peut-être se demander si les véhicules produits actuellement sont de bons outils. Moi j'invite plutôt l'industrie automobile à se réinventer et à proposer des voitures plus adaptées. Transformer la ville, changer les politiques publiques pour s'adapter à la voiture comme on l'a fait tout au long du 20ème siècle... cela n'a pas de sens alors que l'objectif est de promouvoir un autre modèle de mobilité afin de faire face aux défis à venir (les questions de problèmes de matière, d'énergie...). On ne peut pas rester dans un statu quo.
Faut-il généraliser la zone 30 à l'ensemble des grandes villes du pays ?
Il y a de plus en plus de petites et moyennes villes qui opèrent des logiques de ralentissement dans leurs centres. Partout on a envie d'avoir un cadre de vie qui soit agréable, d'avoir un environnement sécurisé pour les enfants... Ce n'est pas spécifique à Bruxelles. C'est donc logique de retrouver ce genre de politique un peu partout en Europe. La question reste de savoir comment on opère les déplacements qui sont nécessaires, comment on permet la rencontre dans le cadre du travail et des loisirs entre différentes personnes qui ne vivent pas au même endroit. Au niveau des zones non-urbaines, il faut déployer une offre de transport plus durable. Cela demande un investissement plus important dans les transports publics, dans les pistes cyclables...
Par ailleurs, selon le rapport présenté par Bruxelles Mobilité, on a assisté durant les six premiers mois de mise en place de la zone 30 à une hausse du nombre de cyclistes blessés...
C'est assez logique: à partir du moment où il y a plus de gens qui roulent à vélo, il y a forcément plus d'accidents. Il est intéressant de rapporter le nombre d'accidents au nombre de cyclistes. Il faut souligner également que la zone 30 vise, en diminuant la vitesse, à ce que les différents conducteurs puissent justement être plus attentifs les uns aux autres dans le partage de l'espace public . Cela va engranger un phénomène de sécurisation par le nombre. Plus il y a de cyclistes et de piétons, plus ils sont visibles et moins ils sont en danger. Ils ne sont pas seuls, ils ne sont pas quelque chose de bizarre mais plutôt quelque chose auquel il faut tout le temps faire attention. Enfin, s'il y a plus d'accidents, c'est également parce qu'il y a plus de "nouveaux" cyclistes, qui sont en apprentissage. C'est un phénomène qui va donc diminuer avec le temps.
La zone 30 a été mise en place durant le confinement, les premières conclusions ne sont-elles donc pas biaisées par la crise sanitaire qui a engendré une baisse conséquente du trafic ?
On a une situation un peu exceptionnelle c'est vrai. Mais les mêmes observations ont été faites dans des villes où ces politiques ont été mises en place dans un cadre normal. De plus, dans l'analyse qui a été menée et financée par Bruxelles Mobilité, les chercheurs ont tenu compte de ce biais en essayant de comparer les chiffres avec des données du début du confinement avant l'instauration de la zone 30. Ils essaient donc de maîtriser ce biais dans les statistiques données.
Avec la reprise d'une vie plus ou moins normale, doit-on s’attendre désormais à être confrontés à des embouteillages plus importants à Bruxelles, liés en partie à la zone 30 ?
L'allongement du temps de parcours fait partie des craintes soulevées par les personnes qui sont contre ce genre de dispositifs d'apaisement des villes. Mais cette peur n'a pas lieu d'être. On roule à une vitesse plus continue, plus fluide et plus faible, mais, comme on s'arrête moins, le temps de parcours reste le même ou est légèrement inférieur. Le fait de passer de 50 à 30 km/h, ça fluidifie le trafic et ça crée moins d'embouteillages. Cette crainte est plutôt liée au fait que, comme il y aura à nouveau beaucoup de voitures, les automobilistes seront amenés à ne plus trop respecter cette limitation et à revenir à une situation antérieure où on a beaucoup plus d'accélérations et de décélérations. L'enjeu est donc de contrôler et d'expliquer pédagogiquement que ça fonctionne.
Bruxelles a également mis l’accent sur le vélo en développant son réseau de voies cyclables . Peut-on imaginer arriver à une "ville cyclable" dans quelques années ?
Ce n'est pas que Bruxelles, c'est vraiment une politique européenne. On voit que le vélo est un outil intéressant pour les villes qui ne sont pas "marchables". Il répond à une série de besoins et a un potentiel énorme de développement. Il y a eu avec le confinement une explosion du vélo , mais on a encore beaucoup de chemin à faire avant de pouvoir dire que l'on est une ville cyclable comme Copenhague ou Amsterdam. Notamment en termes de diversification de ces véhicules. Il n'y a pas un vélo, il y a des milliers de vélos qui correspondent à des usages différents. Bruxelles a entamé par exemple une réflexion autour des vélos cargo, notamment pour les entrepreneurs qui doivent transporter des outils dans le cadre de leur travail. Mais il faut aller plus loin dans cette réflexion et l'élargir aux enfants, aux personnes à mobilité réduite, aux seniors... Il y a encore énormément de chantiers sur cette question d'un passage de la voiture au vélo, mais on va dans la bonne direction.

Au niveau des infrastructures pour vélos, la Flandre n’a-t-elle pas une longueur d’avance sur la Wallonie ?
Ce sont des différences culturelles. En Flandre, on est allé moins loin dans l'abandon des politiques cyclables. Le vélo est resté un mode de déplacement relativement populaire , tandis qu'en Wallonie et à Bruxelles il y a eu un véritable effondrement de la pratique au moment où on a construit les autoroutes urbaines et où on a fait la promotion de la voiture comme un modèle de progrès. En Flandre, il y a aussi des politiques plus volontaristes venant de certains élus.
La Wallonie est-elle malgré tout en bonne voie pour rattraper son retard ?
Effectivement, on voit des changements s'opérer en Wallonie. Mais comme il s'agit d'un territoire plus étendu, les questions sont plus complexes à gérer. On le voit aussi en France : on a des politiques très volontaristes au niveau des villes mais, dans les campagnes, c'est plus compliqué de proposer des alternatives économiquement viables.
Quels sont les principaux enjeux en termes de mobilité en Belgique pour les années à venir ?
À mon sens, il y a trois enjeux principaux. Tout d'abord, il faut non seulement faire comprendre l'urgence environnementale mais également les problèmes des ressources qui s'amenuisent. Ensuite, nous devons promouvoir les mobilités alternatives comme des modes de transport aussi désirables que la voiture et arrêter de les penser comme des alternatives régressives ou carrément passéistes. Il faut saisir et illustrer à quel point elles peuvent permettre de réinventer des modes de vie plus calmes, plus apaisés. Enfin, il faut réfléchir à l'inclusivité de ces mobilités pour ne pas reproduire les erreurs du passé où on promeut certains modes de déplacement en pensant uniquement à l'homme actif et à son trajet domicile-travail. Il faut penser aux enfants, aux femmes, aux personnes à mobilité réduite...