Quel avenir pour la zone euro? Deux économistes se répondent

Une fois de plus, la zone euro et sa monnaie traversent une période de turbulences économiques, qui a forcé la BCE à prendre des mesures exceptionnelles. Si l’apocalypse annoncée n’a pas eu lieu, comment peut-on imaginer l'avenir de l'euro ?

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Quel avenir pour la zone euro? Deux économistes se répondent
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André Peters et Bruno Colmant livrent chacun leur point de vue en amont d'une conférence-débat qui les réunira ce samedi 29 août à 14 heures à la Cité miroir à Liège. Soutenir le bien commun

La politique monétaire est toujours prisonnière de la logique financière. Il est temps de s’interroger sur la possibilité d’avancer dans une nouvelle voie, plus orientée vers le bien commun et le service public. Par André Peters, sociologue de la monnaie, certifié en finances publiques, cadre dans le secteur financier, auteur.

L’euro a 20 ans dont 10 ans de crises de subprimes, de dettes souveraines et pandémique. Ces différentes crises ont amené la BCE à prendre des mesures "non conventionnelles", doux euphémisme pour ne pas dire mesures "révolutionnaires totalement inconcevables" il y a à peine 15 ans. Toutes les théories monétaires, en particulier le monétarisme, base officielle de la politique monétaire, ont été jetées aux orties et de nouveaux territoires monétaires ont été défrichés ! Fini la politique des taux d’intérêt pratiquée par le prêteur en dernier ressort, on a sorti le bazooka monétaire avec les politiques quantitatives de rachat de titres financiers. Plutôt que de se préoccuper du "prix de la monnaie", la banque centrale se préoccupe de la "quantité de monnaie" en circulation. Elle a instauré la liquidité absolue du marché monétaire en rachetant des titres financiers et de dettes publiques par centaines de milliards d’euros. Son bilan - 4700 milliards d’euros à la fin de 2019 - a été multiplié par cinq en 15 ans. Et avec le "PEPP", le plan d’aide pour surmonter la crise économique due à la pandémie, son bilan va encore croître.

On est en droit de se demander si "de fait" on n’a pas changé de paradigme monétaire. En effet, faire demi-tour pour revenir à la situation monétaire antérieure est illusoire. Ni les entreprises, ni les particuliers, ni les États en sous-activité et endettés ne supporteraient la moindre hausse des taux d’intérêt. Les défauts de paiement exploseraient et une nouvelle crise démarrerait.

Paradoxe économique et monétaire

Ce demi-tour est d’autant moins nécessaire que l’inflation, voire l’hyperinflation, prédite par la théorie monétaire comme conséquence de telles politiques non conventionnelles ne s’est pas réalisée. En revanche, alors que la crise économique liée à la pandémie frappe fort, on assiste à l’explosion des cours boursiers et des valeurs des biens immobiliers. On navigue en plein paradoxe économique et monétaire.

En conséquence, on peut dire que le résultat de la politique monétaire est mitigé. Une magnifique réussite par l’absence d’effondrement post-crises et par la préservation de l’intégrité de la zone euro, d’une part, mais également chômage, croissance faible, endettement et développement des inégalités, d’autre part. La monnaie créée par la banque centrale a fortement alimenté les marchés financiers, a alimenté un peu l’économie réelle mais n’a pas permis d’avancer dans la transition vers une économie zéro carbone.

En fait, il apparaît de plus en plus clairement que la politique monétaire est prisonnière de sa structure institutionnelle. Le seul interlocuteur traditionnel des banques centrales est le monde bancaire, qui a sa logique propre, une logique de profit. Il n’a pas de mission en termes de bien commun, de développement économique, de service public ou de transition zéro carbone. Dans cette structure institutionnelle, les objectifs bancaires, privés, se superposent et se substituent aux objectifs monétaires, publics. La politique monétaire est prisonnière de la logique financière.

Les mesures "non conventionnelles" ont une première fois brisé ce carcan institutionnel et l’apocalypse prédite par les théories monétaires ne s’est pas produite. Il est temps, à présent, de s’interroger sur la possibilité d’avancer plus loin dans cette nouvelle voie. Autoriser la banque centrale à financer directement, soit par don, soit par prêt à 0 %, les investissements publics de transition zéro carbone, les programmes de restauration de la biodiversité, les actions visant à remédier au choc de la pandémie ? Convertir la dette publique détenue par la banque centrale en dette perpétuelle à 0 % ? Ce seraient là des moyens pour répondre à l’étranglement budgétaire des autorités publiques, aux défis économiques, écologiques et sociaux.

Bien commun

En appliquant cette logique, un nouveau paradigme monétaire émergerait. L’investissement dans le bien public et le bien commun serait financé directement par la banque centrale sous forme de don ou de prêt à 0 % et les activités privées seraient financées par le circuit bancaire privé traditionnel. Une nouvelle structure financière se mettrait progressivement en place, plus orientée vers le bien commun et le service public. Cette architecture financière serait probablement beaucoup plus stable que l’échafaudage financier actuel et permettrait probablement de répondre aux défis de notre temps.

Soutenir l'emploi

La crise a démontré que l’emploi et la croissance avaient été les variables d’ajustement au maintien de l’unité monétaire. Dès lors que faire ? À juste titre, la BCE s’est orientée vers la stimulation de l’économie européenne. Par Bruno Colmant, économiste, membre de l’Académie royale de Belgique.

La création de l’euro fut un incontestable succès politique déclenché par la réunification allemande. D’ailleurs, on constata immédiatement les avantages d’une convergence des taux d’intérêt, l’arrêt des dévaluations compétitives et la facilitation des échanges intracommunautaires. La monnaie unique disciplina aussi les finances publiques et sauva de petits pays, telle la Belgique, de l’effondrement financier en 2008.

L’euro fut incontestablement un choix politique volontaire et prospectif. Le problème des unions monétaires, c’est que les premières années sont toujours faciles, car elles sont construites sur les aubaines d’une économie favorable. C’est lors du retournement de conjoncture, ultérieur mais inévitable, que les failles apparaissent.

Les vices de fabrication de la monnaie unique, reconnus d’ailleurs par toutes les autorités monétaires et politiques, apparaissent avec une redoutable lucidité : la zone monétaire est trop étendue et ses économies sont trop dissemblables, les fondements budgétaires et fiscaux sont absents, tandis que les dettes publiques, trop importantes, n’ont pas fait l’objet d’une minime mutualisation, sauf peut-être au travers du rachat d’obligations publiques par la Banque centrale européenne (BCE). Les mécanismes de résolution de crises sont obscurs, tandis que l’austérité budgétaire qui fut imposée aux pays du Sud (et censée remplacer une dévaluation monétaire) a aggravé les chocs asymétriques, ce qui explique que la différence entre les performances économiques du Nord et du Sud s’est creusée en vingt ans.

Immobilisme économique

Si la monnaie est un fait politique, encore faut-il qu’elle repose sur des fondements économiques robustes et surtout pérennes. Or, les économies sont toujours asynchrones, c’est-à-dire qu’elles évoluent à des rythmes différents. On distingue d’ailleurs la persistance des différences entre un Nord européen caractérisé par une forte industrie, un contrôle des coûts de production et des balances commerciales favorables, et un Sud européen qui a un problème de compétitivité et est spécialisé dans des services non exportables. L’Europe du Sud est toujours menacée d’un chômage structurel, lié notamment au manque d’intégration des jeunes, à l’absence de stimulations au recyclage, à l’hémorragie de l’emploi industriel, etc.

C’est ainsi que l’euro a été bâti sur le postulat que les facteurs de production (c’est-à-dire le travail et le capital) allaient s’ajuster, avec vélocité et fluidité, à l’introduction d’un nouvel étalon monétaire. Or, le travail est resté domestique pour de nombreuses raisons : aptitudes linguistiques, spécialisations territoriales, traditions culturelles, contextes éducatifs et socio-économiques différents, etc. On peut même s’avancer à dire que le contexte de taux d’intérêt bas induit par l’euro a conforté les pays dans un immobilisme économique (ces taux d’intérêt créant une "taxation" des pays créditeurs de la zone euro vers les pays débiteurs).

L’euro survit parce que la France et l’Allemagne y trouvent un avantage temporaire : l’Allemagne a démultiplié son marché intérieur, tandis que la France a bénéficié des conditions d’emprunt allemandes pour sa dette publique. En Allemagne, l’euro a bénéficié au secteur privé, tandis qu’en France il a permis de consolider le rôle de l’État à coût réduit. Cette réalité est-elle pérenne ? Rien n’est moins sûr.

Nous n’avons pas le choix de ne pas assurer la cohésion de la monnaie. Un retour en arrière serait catastrophique et impensable. Une rupture de la zone euro conduirait à la pulvérisation de l’économie continentale, et même mondiale, avec tous les risques sociaux et politiques associés.

Vers l'union budgétaire

Une issue favorable aux vices de fonctionnement de l’euro serait l’aboutissement d’une véritable union budgétaire, assortie d’une union bancaire de qualité. Il faudrait donc un revirement idéologique qui soit désormais fondé sur la solidarité et donc moins sur le principe de subsidiarité. Cela supposerait a minima la création d’obligations publiques fédérées (c’est-à-dire une mutualisation des dettes publiques, ce qui est indirectement réalisé au sein de l’actif de la BCE, puisque c’est un gisement d’obligations publiques de la zone euro qui garantit, pour partie, la création monétaire), comme des eurobonds, mais aussi une politique budgétaire assouplie et surtout différenciée selon les pays de la zone euro. Cela supposerait une gouvernance européenne reformulée selon une méthode et des structures qui restent à définir.

Mais il faudrait un indispensable revirement idéologique qui relève plutôt de la politique économique que de l’économie politique. La crise a démontré que l’emploi et la croissance avaient été les variables d’ajustement au maintien de l’unité monétaire. Le capital a prévalu sur le travail. Il faudrait donc désormais, à tout le moins pour partie, rééquilibrer l’importance de ces deux facteurs de production dans la politique de la monnaie car cette dernière n’est pas neutre dans la gestion des rapports sociaux. C’est exactement l’orientation que la BCE a, à juste titre, finalement adoptée dans la stimulation de l’économie européenne.

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