Les pays européens ont-ils été piégés par les contrats avec les fabricants de vaccins?
Des voix s'élèvent contre l'opacité des contrats liant l'Europe aux fabricants de vaccins. La question de la responsabilité des États est en jeu. Tout comme celle de leur approvisionnement.
Publié le 22-03-2021 à 10h35 - Mis à jour le 22-03-2021 à 12h54
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L’information est passée inaperçue, fin janvier dernier. Selon le site d’information économique Bloomberg, le Royaume-Uni et la Belgique comptaient parmi les pays à la recherche de vaccins moins chers fabriqués… en Inde. En l’occurrence, de l’AstraZeneca, que le pays produit par centaines de millions de doses et envoie partout dans le monde - l’Inde s’est targuée de pouvoir produire 500 millions de doses par mois rien que pour l’exportation.
Alors que le vaccin d’AstraZeneca vient d’être (ré)estimé sûr et efficace par l’Agence européenne des médicaments (Ema), l’Europe cherche, elle, à régler à l’amiable le litige entre le Vieux Continent et le fabricant anglo-suédois (lire ci-dessous). Cela semble mal engagé : aux dernières nouvelles, AstraZeneca ne serait pas en mesure de livrer les doses promises à l’Union dans les prochains mois. Une tuile pour la Belgique, qui compte sur plus d’un million de doses d’AstraZeneca courant avril pour soutenir le rythme de sa campagne de vaccination.
Par l’Europe ou rien
Si la Commission européenne échoue à faire parvenir les doses promises, la Belgique pourrait bien s’en mordre les doigts : ces dernières semaines, le pays a décliné une possibilité d’importation parallèle - hors des clous de l’accord européen - à hauteur d’un million et demi de doses… par semaine. Une proposition émanant d’un certain Damien Thiéry, ex-député fédéral (MR), retourné depuis à son activité de commercial dans l’industrie pharmaceutique. "J’avais entendu dire que, suite à un incendie, AstaZeneca n’était pas capable de remplir ses obligations vis-à-vis de l’Europe. J’ai un contact en Inde, et j’ai donc fait savoir que j’avais la possibilité de fournir un million et demi de doses d’AstraZeneca par semaine."
Le cabinet du ministre de la Santé confirme que celui-ci "a bien été contacté à ce propos et a refusé cette proposition, car nous travaillons toujours dans un contexte européen, via la Commission européenne". Et pour cause : l’accord passé avec la Commission, qui a conclu les contrats avec les fabricants au nom des États membres, stipule que ceux-ci, Belgique comprise, s’engagent à ne pas négocier avec des fabricants de vaccins en parallèle des négociations européennes. Même son de cloche en provenance du fabricant AstraZeneca, qui assure ne traiter qu’"avec la Commission européenne" (en ce qui concerne les États membres), balayant toute possibilité d’importation parallèle de la part des États membres.
Du côté de la Commission, on s’étonne que des pays puissent être tentés par l’importation de vaccins hors de l’accord de négociation signé par les États membres, "puisque le prix du vaccin risque d’être plus élevé", estime le porte-parole de la Commission pour les questions de santé, Stefan de Keersmaecker. Lequel ne dément pas formellement que certains pays, comme l’Allemagne, aient pu conclure bilatéralement l’un ou l’autre contrat (en l’espèce, pour 30 millions de doses avec Pfizer-BioNTech). "C’était dans les journaux", commente le porte-parole (la Commision européenne dément cependant tout accord bilatéral) .
Ce qui n’est pas dans les journaux, en revanche, ce sont les clauses de responsabilité des fabricants en ce qui concerne d’éventuels effets secondaires. Une question brûlante revenue sur le tapis depuis qu’un vent de panique a saisi plusieurs États européens (Allemagne, France, Pays-Bas, Danemark, Norvège, etc.), qui ont suspendu temporairement l’administration du vaccin AstraZeneca après avoir constaté des cas de thromboses… sans lien avec le vaccin, selon l’Agence européenne du médicament. Les États ont-ils pu se hâter de la sorte du fait que leur responsabilité, et non celle du fabricant, était engagée en cas de problème ? Si tel était le cas, la Belgique aura en tout cas fait preuve d’un sacré sang-froid concernant AstraZeneca, en décidant de ne pas en suspendre l’administration.
Fin de non-recevoir
"La question qu’il faut se poser est : l’Europe a-t-elle accepté ou non la décharge des grosses sociétés par rapport aux vaccins qui ont été mis à disposition ?", s’interroge Damien Thiéry. "Selon moi, l’Europe a accepté la décharge. J’ai bien lu et entendu qu’en ce qui concernait en tout cas le vaccin ARN de Pfizer l’entreprise a reçu la garantie de n’avoir aucun recours en cas de problème dans le futur. J’imagine que c’est la même chose pour AstraZeneca."
L’ex-député n’est pas le seul à dénoncer l’opacité des contrats liant les États membres aux firmes productrices de vaccins. C’est aussi le cas de l’association de défense des consommateurs Test Achats, qui demande obstinément à pouvoir consulter les contrats passés par la Belgique via la Commission européenne. C’est encore l’avis du comité spécial au sein de l’Agence des médicaments et produits de santé (AFMPS), qui conseille la Belgique sur l’opportunité ou non d’acheter tel ou tel vaccin. Devant le silence du ministre de la Santé et de l’AFMPS, l’association a saisi la Commission d’accès aux documents administratifs, qui lui a donné raison, rappelant que, "à partir du moment où il s’agit d’un document entre les mains d’une administration publique belge, la loi sur la publicité de l’administration s’applique, même s’il s’agit d’un document européen".
Des accords exonérant les firmes de leurs responsabilités ? Pas si vite…
S’il n’y a presque pas de doute quant au fait que les firmes ont négocié des clauses exonératoires en cas de problème avec leur vaccin, il se pourrait bien que la loi européenne recèle plus d’un tour dans son sac...
C’est du moins l’avis du think tank "Le club des juristes" (présidé par l’ex-Premier ministre français Bernard Cazeneuve), qui s’est intéressé à la question de "la responsabilité du fait des vaccinations dans le cadre de la lutte contre le Covid-19".
L’avis du think tank ? Les laboratoires ne peuvent pas vraiment échapper à leur responsabilité, même en cas d’accords "secrets" avec l’Union européenne, du fait que "le droit de l’Union européenne a adopté, dans une directive de 1985 transposée en droit français en 1998 (et en droit belge en 1991, NdlR), le principe de la primo-responsabilité du producteur, même sans faute de sa part. Dès lors, la responsabilité des laboratoires doit prioritairement être recherchée. L’existence d’accords entre l’Union européenne et les laboratoires pour que la première garantisse les seconds dans d’éventuels recours en responsabilité dans le cadre de la vaccination contre le Covid-19 n’enlèverait rien à leur responsabilité. De tels accords, aussi secrets fussent-ils, ne sauraient être contraires aux dispositions d’une directive".
Des contrats illicites ?
En ce qui concerne spécifiquement la Belgique, le cabinet d’avocats indépendants De Bandt, qui a analysé certains contrats - dont AstraZeneca -, estime pour sa part que, "à la lumière du droit belge des obligations (qui, en l’occurrence, s’applique aux contrats négociés par la Commission, NdlR), les clauses selon lesquelles les fabricants de vaccins ne garantissent et n’assument aucune responsabilité quant à l’efficacité et à l’absence d’effets indésirables graves devraient, a priori, être considérées comme étant illicites. En effet, selon leurs termes, ces clauses ont pour objet d’exonérer les fabricants de leur obligation essentielle, mais également - et surtout - de vider le contrat de sa substance et de tout effet utile".
Un courrier plutôt qu’un procès ?
"Une procédure prévue dans le contrat", a expliqué la Commission européenne alors que l’on apprenait que celle-ci préparait ce week-end un courrier à destination d’AstraZeneca afin de régler un "désaccord persistant". Ce désaccord porte sur le fait que l’entreprise ne respecte pas ses engagements de livraison de vaccins anti-Covid aux 27 États membres, dont la Belgique. En effet, selon la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, le Royaume-Uni a reçu ces six dernières semaines 10 millions de doses sans en envoyer lui-même vers l’UE. "Notre contrat avec AstraZeneca prévoit pourtant que deux entreprises britanniques puissent produire pour le marché européen, mais nous attendons toujours les premières doses du Royaume-Uni", a-t-elle rappelé. Mais à quoi sert la fameuse lettre ? "Chaque partie a la possibilité d’envoyer une lettre à l’autre pour l’inviter à participer à une procédure de résolution de conflit", a indiqué Stefan De Keersmaecker, porte-parole pour les questions de santé. "Cela doit donner lieu 20 jours plus tard à une discussion entre ‘executive officers’ des deux parties, le but étant d’arriver à une solution sur base de bonne foi." La "lettre" semble en tout cas être l’une des dernières étapes avant d’éventuelles suites judiciaires même si la Commission écarte pour l’heure cette hypothèse. Ct. B (avec Belga)