"Ce n'est pas un choix, si Bruxelles ne fait rien, elle se fera asphyxier"
Zones 30, télétravail, taxes… Quels sont les enjeux pour l’avenir ? Le monde d’après la crise sanitaire n’est pas si rose. Centres urbains et périurbains ont des intérêts parfois très divergents.
- Publié le 16-09-2021 à 10h55
- Mis à jour le 16-09-2021 à 14h50
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/L4POWRNZERHLXPGRNAKWRNGQSE.jpg)
Que l’on habite en ville ou à la campagne, la question de la mobilité touche tout le monde. Avec des enjeux sur l’attractivité pour les entreprises, la qualité de vie et la sécurité routière. Entretien avec Xavier Tackoen, expert en urbanisme et en mobilité pour le centre d’études Espaces-Mobilités.
La mobilité a changé avec la crise sanitaire... Mais est-ce que le monde n'est "plus le même" ?
Plus le même… c’est exagéré. D’ailleurs, la tendance d’abandonner un peu le transport public se poursuit. Certains prennent leur vélo, mais d’autres préfèrent désormais la voiture. Avec le télétravail, certains se posent également la question de l’abonnement pour le transport public… Il y a des tendances divergentes. On constate aussi que le trafic est déjà très élevé par rapport à ce qu’on connaissait avant la crise.
Malgré le télétravail ?
Heureusement qu’il y a eu tout ça, mais le transport public a perdu de sa fréquentation. On est à 60-70 % d’occupation, c’est largement en dessous de ce qu’il y avait avant. Les effets positifs de la crise ont été contrebalancés par des effets négatifs. Il n’y a pas de monde d’après tout beau, tout rose.
La peur du transport en commun joue aussi, avec le Covid ?
Il y a la peur mais aussi l’habitude. Les gens n’ont plus été dans les bouchons pendant un an et demi… Il va falloir attendre quelques mois pour que certains rebasculent vers d’autres moyens de transport.
La généralisation de la zone 30 à Bruxelles, est-ce positif ?
Les chiffres sont provisoires, mais ils sont bons en termes d’accidents graves. Rappelons aussi que, étonnamment, le meilleur aménagement cyclable, c’est quand il n’y en a pas. Dans une ville comme Louvain, il n’y a pas de pistes cyclables car Louvain est à 30 km/h dans la plupart des rues depuis vingt ans. On n’en a pas besoin quand les gens roulent à vitesse plus faible. Les objectifs de la zone 30, c’est la sécurité et convivialité routières. Ça commence progressivement à faire effet, mais ce sont des politiques qui vont prendre cinq, dix ou quinze ans. On n’est qu’au début.

(Xavier Tackoen)
La zone 30 augmente-t-elle les émissions de CO2, comme certains l’avancent ?
On a plein d’analyses divergentes. Mais il faut rappeler que la politique zone 30 n’est pas une politique environnementale. Elle n’a pas pour but de diminuer les émissions de CO2. C’est pour diminuer le nombre de blessés graves et de tués. Pourquoi ? Car, à 30 km/h, le champ de vision s’élargit. C’est physique, plus que politique ou idéologique. Il y a également le sentiment d’agression qui est diminué, il y a moins de bruit. C’est une meilleure qualité de vie. Et à terme, avec les véhicules électriques, la question ne se posera plus.
Cela pénalise-t-il l’attractivité économique d’une ville comme Bruxelles ?
Il faut rappeler que 15 % des voiries à Bruxelles restent à 50 km/h. Généralement, on ne traverse pas tout Bruxelles par les petites routes. On passe par les axes structurants. Ces axes sont restés à 50 km/h, beaucoup de gens l’oublient. Pourtant, à part pour sortir de son quartier ou y rentrer, on n’est pas impacté par la zone 30. Généralement, en ville, même avec quelques pointes de temps en temps, la vitesse moyenne est de 18 km/h. Il n’y a donc pas d’impact économique direct. Et l’amélioration du niveau de bruit dans la ville, ça, ça a un impact économique positif. Une bière en terrasse, ça sera plus agréable à côté d’une artère à 30 km/h plutôt qu’à 50 km/h. Il y aura aussi un impact sur l’immobilier, qui bénéficie de voiries plus calmes.
Y a-t-il assez d’alternatives pour délaisser la voiture ?
Délaisser la voiture, c’est quoi ? Ne pas en posséder ? Ou ne pas l’utiliser pour tout ? On veut panacher la mobilité, utiliser un taxi, une voiture partagée, une trottinette selon les besoins. Le problème n’est pas l’offre, mais l’activation de la demande. Tout existe, mais les gens ne savent pas ou ont peur. Il n’y a aucun mode seul qui peut rivaliser avec la voiture, mais en les combinant on peut vraiment rivaliser de manière très efficace.
Que pensez-vous de l’offre de transports en commun dans les zones périphériques de Bruxelles ?
Il y a encore beaucoup de zones qui ne sont pas fort accessibles, comme dans toutes les villes. Ce qui est important, ce sont les derniers kilomètres. Les trains à Bruxelles offrent des combinaisons extraordinaires, mais il faut pouvoir rejoindre une des trente gares, qui sont parfois psychologiquement trop éloignées. Les vélos, les trottinettes, les bus ou les taxis partagés multiplient le champ des possibles. On ne peut pas répondre aux demandes de tout le monde, mais on peut réduire l’utilisation de la voiture, passer d’un tiers des déplacements à un quart. C’est ambitieux. Pas inatteignable.
Le projet de tarification kilométrique démontre que les objectifs de Bruxelles et des autres Régions sont différents. Ces attentes sont-elles conciliables ?
Il est vrai que c’est très compliqué à mettre en œuvre dans le contexte institutionnel : on ne peut pas concilier les attentes de trois Régions concurrentes. Les autres Régions disent qu’une telle mesure va nuire à l’accessibilité de Bruxelles… Mais n’est-ce pas la responsabilité de Bruxelles de décider de son attractivité ou non ? Ce n’est pas aux autres Régions de déterminer si Bruxelles doit être accessible ou non. Et Bruxelles ne risque pas de devenir un désert économique : il suffit de voir des villes florissantes économiquement comme Munich, Copenhague ou Helsinki qui attirent de nouveaux types d’investisseurs après avoir eu des politiques contraignantes pour les voitures. Bruxelles est en train de muter, mais ne va pas devenir une île.
Cela ne se fait-il pas au détriment des navetteurs ?
Non, on ne les laisse pas tomber : la ville est accessible de plein de manières différentes. Aujourd’hui, faire 15 à 25 km n’est plus du tout un frein avec l’assistance électrique. Le vélo électrique est le plus grand cannibale, d’ailleurs, il prend des parts de marché aux transports publics, à la voiture, aux deux-roues motorisés… Le Covid a propulsé la demande. D’autant plus si on télétravaille deux à trois jours par semaine. Le grand enjeu reste le stationnement sécurisé de ces vélos car les besoins sont gigantesques. Et je pense aussi qu’un jour on arrivera progressivement à casser le tabou de la voiture de société.
Les autres grandes villes belges vivent-elles des situations comparables en matière de mobilité ?
De manière générale, on retrouve une dualité entre la "ville centre" et la périphérie. Ce sont deux mondes qui font face à des réalités très différentes. Et ces différences ne font que s’accentuer. Il y a ceux qui vivent en ville et veulent avoir une meilleure qualité de vie et les autres qui disent que ce sont eux qui amènent l’économie et traversent un territoire sans s’y intéresser. Toutes les villes ont des atouts pour modifier leur mobilité et sont en train de muter. Je suis beaucoup plus inquiet pour les zones périurbaines qui génèrent de plus en plus d’activité mais n’ont pas de réseau de transport public historique. C’est notamment le cas des Brabants flamand et wallon. Ces zones se retrouvent entre deux mondes : la campagne où la voiture restera, vu la faible densité de population, et les villes où l’on sait ce qu’il ne faut plus faire et, globalement, où on corrige les erreurs du passé.
Les intérêts divergent…
Les zones périurbaines vont souffrir car, aujourd’hui, on n’a pas de solution pour elles. C’est impayable d’y déployer des réseaux de transport public comme en milieu urbain. En périurbain, on est toujours dans le passé : on continue à ouvrir des zonings industriels uniquement accessibles aux voitures. Chaque fois qu’on fait cela, on est parti pour cinquante ans de mobilité avec la voiture. Le Covid n’a pas tant facilité les choses, car, avec le télétravail, beaucoup de gens ont quitté les villes. Mais celles-ci n’ont plus le choix : soit elles subissent ces évolutions négatives du périurbain et se font engloutir dans le marasme, soit elles réagissent et se protègent. C’est ce que Gand et Louvain ont fait il y a vingt ans et c’est ce que Bruxelles est en train de mettre en place. Ce n’est pas un choix : si elle ne fait rien, elle se fera asphyxier.