"La vie vaut la peine d’être vécue, mais en combattant, pas en étant un simple consommateur"
On l’appelle "l’abbé Pierre" de Madagascar. Le père Pedro a fondé l’association Akamasoa. En 33 ans, pour les plus pauvres, celle-ci a permis de construire 22 villages, des écoles, des hôpitaux, des stades qui ont déjà permis de soutenir plus de 500 000 Malgache. Entretien avec un homme au destin hors du commun.
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Publié le 28-06-2022 à 11h14 - Mis à jour le 08-07-2022 à 09h25
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J'ai compté. En 33 ans, j'ai participé à plus de 3 100 réunions avec Akamasoa. Et chaque fois, cela va assez fort : ce ne sont pas des réunions avec des petites voix…" On veut bien le croire. Avec ses larges épaules, sa poignée franche, son regard droit, sa voix rocailleuse et sa large barbe, le père Pedro Opeka n'est pas homme à se laisser faire. Inutile également d'attendre qu'il s'étale en de complaisantes théories : "mon bureau, c'est la rue", souligne-t-il les manches retroussées. De passage en Belgique pour encourager les Occidentaux à envoyer de l'argent à son association Akamasoa, il revient sur 33 ans d'aventures. En 1989, au large de la capitale Antananarive, il découvre que des milliers de personnes vivent sur une décharge à ciel ouvert. Il se met à les aider. Aujourd'hui 3 000 maisons, des écoles, des hôpitaux ont été bâtis et ont permis à 500 000 Malgaches de trouver de l'aide.
En 1989, vous vous retrouvez au pied de cette décharge publique et devant ces centaines d’enfants vivant dans la misère. Pourquoi avez-vous décidé de leur apporter de l’aide ?
C’est une révolte intérieure qui est montée en moi. Quand vous voyez des centaines d’enfants qui se disputent des ordures avec des animaux, vous n’avez pas le temps de penser longuement, de vous demander si vous y allez ou non : vous êtes envahi d’une force qui vous pousse à agir vite. Le soir, j’ai levé les mains et j’ai dit à Dieu : "Aide-moi à faire quelque chose pour ces enfants." Alors je me suis présenté près des adultes - il y avait 800 familles sur la décharge - et je leur ai dit que je voulais les aider, leur donner un coup de main. La première chose que nous avons faite fut d’apporter un goûter.
C’est comme cela que l’on débute une telle œuvre ? On travaille au jour le jour et on commence par des choses très simples ?
Oui, très simples : un goûter. Face à des personnes qui sont mal nourries et qui sont au plus bas de l’échelle de l’humanité, vous n’engagez pas un grand discours. Vous apportez des choses concrètes. Pour cela, j’ai appelé de jeunes Malgaches que je connaissais. Une quinzaine m’ont suivi. Ces premiers jeunes, je les connaissais grâce aux quinze années que j’avais vécues à Madagascar avant de lancer Akamasoa. Sans ce temps, je n’aurais jamais réussi à lancer quoi que ce soit.
Pourquoi ?
Car j’ai pu apprendre la langue malgache, découvrir les mentalités, les traditions et coutumes du pays. C’est ensuite seulement que nous avons pu lancer Akamasoa. Depuis, j’ai vu passer des illuminés qui arrivaient dans le pays et voulaient lancer une telle œuvre. Je leur ai dit "Bonne chance !". Pour respecter ceux que l’on aide, il faut d’abord veiller à les connaître et à les comprendre. Ce travail n’est jamais fini.
"Il ne faut pas attendre d’être parfait pour commencer quelque chose de bien", avez-vous cependant écrit. Nous sommes trop prudents vis-à-vis de nous-mêmes alors qu’il y a urgence à aider les autres ?
Oui, il ne faut pas attendre d’être parfait, ni compétent d’ailleurs. Quand je cherche un coéquipier pour m’aider, je ne cherche pas d’abord des diplômes. Je demande simplement : "Est-ce que tu respectes tes frères et tes sœurs ? Est-ce que tu réalises ce qu’ils endurent ? Est-ce que tu n’as pas peur de les approcher ? Est-ce que tu veux les aider avec patience et courage ?" Si la personne me répond oui, alors elle a une place parmi nous, car tout le reste s’apprend. L’essentiel est la force intérieure et l’humilité que l’on a pour se mettre à l’école de la réalité.

Les trois piliers d’Akamasoa sont le travail, l’éducation et la discipline. Que mettez-vous derrière le mot discipline ?
La discipline s’appelle la Dina. C’est une convention élaborée par les habitants eux-mêmes (pas de drogue, pas d’alcool, pas de jeux et pas de prostitution), mais elle est souvent difficile à appliquer, la vie restant trop dure pour beaucoup. Plus globalement, je vois aussi deux dangers. Quand on vit dans la pauvreté, on peut trouver réconfort dans le communautarisme, mais le risque est que la personne, dans sa singularité, soit étouffée. L’autre risque est de tomber dans l’individualisme. Dans nos villages, nous cherchons un juste milieu pour que chacun puisse grandir librement dans le cadre d’un bien commun. S’il y a bien un mot que je répète cinquante fois par jour c’est celui-là : "bien commun". La culture malgache a toujours veillé sur le bien commun, mais l’extrême pauvreté, qui assèche jusqu’à l’âme, a tué dans beaucoup de cœurs ce souci de l’autre.
Concrètement, comment essayez-vous de faire vivre ce bien commun ?
Tous les samedis, par exemple, nous réalisons dans chaque village un travail communautaire pour le rendre propre, beau et accueillant.
Quand on regarde les photos des villages, on remarque qu’ils sont peints, propres, fleuris. Pourquoi ce souci ?
Parce que le beau n’est pas le monopole des riches. La soif de la beauté est inscrite dans chaque être humain, mais elle est parfois ensevelie sous les soucis du quotidien, par la pauvreté, et il faut alors la déterrer pour qu’elle ressurgisse. C’est un travail à long terme, pas facile, mais la beauté est contagieuse. Soigner les villages, son quartier, cela tire vers le haut. Même les ouvriers qui travaillent pour nous deviennent des artistes. Beaucoup ajoutent spontanément des décorations à leurs constructions. J’aime beaucoup cela.
"Le mal se reçoit plus vite que le bien", dites-vous. Comment conquérir la "difficile montagne du bien" ?
C’est un combat universel. Le mal cherche à s’immiscer partout. Je le vois dans nos villages : il sème la zizanie, l’orgueil, la jalousie, la violence… Il n’y a pas de vaccin contre cela. Nous devons nous accrocher à notre frère et à notre sœur que nous voyons œuvrer pour le bien, même en étant imparfait, et ne jamais croire que nous avons gagné ce combat. Il y a un mot que je n’ai jamais utilisé à Akamasoa, c’est celui de réussite. Je sais juste que nous avons choisi la bonne direction, et que je ne verrai jamais la fin. Ce qui nous aide aussi, c’est la communauté et la fraternité. Nous le ressentons le dimanche à la messe où nous sommes tous réunis. Là, nous sommes un peuple debout, un peuple qui chante, qui manifeste de l’espérance et de la joie.

Justement : face aux guerres, à l’injustice sociale, aux bouleversements climatiques, on sent que l’espoir s’éteint chez beaucoup d’Occidentaux. Certains souhaitent ne plus avoir d’enfants pour ne pas les faire vivre dans un monde si douloureux. Que leur diriez-vous ?
Il y a près de cinquante ans, un journaliste me confiait déjà ne pas vouloir avoir d’enfants face aux incertitudes de l’avenir. Aujourd’hui il en a trois, et en est heureux. Il ne faut pas avoir peur d’avoir des enfants : cela change une vie, donne de la joie et de l’énergie pour combattre les injustices. Je dirais alors à ces personnes : "Mon frère, ma sœur, gardez courage, cette vie vaut la peine d’être vécue, mais en combattant, non en étant un simple consommateur voué à obéir aux diktats des multinationales qui nous disent comment vivre et ce qu’il faut avoir pour être un humain." Et je leur dirais encore : "Restez joyeux et ayez de l’humour. Sans la joie et sans l’humour on ne peut pas aider les autres."
Mais où trouver cette joie quand on est au cœur de la misère ?
En prêtant attention à tout ce qui va mieux, aux petits gestes de fraternité et de solidarité. Je me souviens d’une vieille dame qui m’a dit un jour alors que je la servais de riz : "Ne me donnez que la moitié. Offrez le reste à un enfant." Cette dame recevait déjà très peu. Quand vous entendez cela, vous êtes tout retourné.
Vous citez souvent saint Vincent de Paul. Pourquoi ?
C’est lui qui a fondé la Congrégation de la mission dont je fais partie. Au XVIIe, il fut aumônier des galères de la reine de France, et il n’a pas hésité à partager la condition des galériens. Il disait toujours : quand vous avez une médaille qui représente Jésus, retournez-la, et vous verrez un pauvre. Quand vous priez, disait-il aussi, et qu’un pauvre frappe à votre porte, "laissez Dieu pour Dieu" : osez être dérangé et allez vers cette personne, car Jésus est présent dans ce pauvre qui vient. Vincent de Paul a rendu leur dignité à chaque personne, et a toujours encouragé à aider les plus démunis, sans jamais les assister. Il veillait plutôt à leur permettre de se remettre debout pour qu’ils soient libres. Aider sans assister, c’est la ligne que nous essayons de suivre à Akamasoa.
Bio express
Pedro Opeka est né le 29 juin 1948 en Argentine de parents réfugiés slovènes. Très vite, en aidant son père, il apprend la maçonnerie et les métiers du bâtiment. Après des années hippies, détaille Libération dans un portrait publié en mai, et après avoir été l'élève en Argentine du futur pape François, Pedro Opeka sera ordonné prêtre chez les pères lazaristes, un ordre fondé au XVIIe siècle par Vincent de Paul. Au milieu des années septante, il est envoyé à Madagascar où il lancera l'association Akamasoa en 1989. Aujourd'hui, le père Pedro vit toujours à Madagascar dans une maison sans eau courante. Trois mois par an, il parcourt l'Occident à la recherche de fonds. Son nom fut plusieurs fois évoqué pour le prix Nobel de la paix.

L'association Akamasoa
En 1989, le père Pedro découvre que des centaines de familles vivent sur une décharge au large d'Antananarive, la capitale de Madagascar. Aujourd'hui, avec l'aide de son association Akamasoa, le père Pedro a pu voir se construire 22 villages, 3 000 maisons en dur, des écoles, des dispensaires, des structures sportives… En un peu plus de 30 ans, et avec l'aide aujourd'hui de 500 salariés, Akamasoa a soutenu 500 000 Malgaches. Chaque jour, ce sont aussi 10 538 enfants qui sont nourris. Et chaque semaine, 10 tonnes de riz sont commandées. En plus de soins, d'un logement et d'une éducation, Akamasoa cherche à donner du travail, notamment dans les carrières de pierre, dans des travaux de construction, mais aussi dans un atelier de métallique-soudure-électricité ou dans une menuiserie. Akamasoa est aussi très active en faveur de l'environnement. Chaque année, des milliers d'arbres sont plantés en collaboration avec l'association belge Graine de vie (grainedevie.org).
"Avec 1 €, un enfant peut recevoir du riz pendant 13 jours. Avec 5 €, on plante 60 arbres. Avec 25 €, un enfant peut vivre un mois durant"… souligne l'association belge Enfants de Madagascar qui soutient le père Pedro et qui appelle aux dons. Infos : https://enfantsdemadagascar.be/. Notons qu'il existe aussi en Belgique l'association Soutien au père Pedro. Infos : https://www.soutien-perepedro.com/
Notons que le CRIABD (Centre religieux d'information et d'analyse de la BD) a, en cette année 2022, couronné de son prix Coup de coeur la BD AKAMASOA Père Pedro, l'Humanité par l'Action (dessin : Rafally scénario : Franco Clerc et Etienne Leong couleurs : Nino), publiée aux Editions Des Bulles sans l'Océan. La BD raconte la vie du père, son courage et sa détermination.
