Prix alimentaires qui explosent: la guerre en Ukraine, unique responsable ou coupable idéal ?
La hausse des coûts met en péril les producteurs alimentaires. La guerre en Ukraine ne fait qu’accentuer un problème structurel, et les consommateurs comme les agriculteurs n’ont pas beaucoup de marge de manœuvre.
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- Publié le 15-03-2022 à 16h31
- Mis à jour le 15-07-2022 à 09h51
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"J'ai établi un contrat à taux fixe pour l'énergie l'année dernière… Heureusement… Tout le monde me félicite ici depuis", se réjouit, avec humour, Christina Lescot, cofondatrice du restaurant de quartier solidaire et participatif Kom à la maison, installé à Etterbeek. "Mais on n'arrive pas pour autant au prix d'équilibre", nuance-t-elle. Car son ASBL qui a vu le jour pendant la crise sanitaire est, comme beaucoup d'autres, soumise à la hausse généralisée des coûts.
"Beurre, farine, sucre, on ne peut que constater la hausse. On n'a pas encore calculé précisément mais on est en train de revoir nos objectifs de 2022", avance-t-elle, alors que le restaurant laisse le consommateur fixer le prix à payer, avec un prix suggéré fixé à seulement 10 euros pour entrée, plat et dessert. "On est en réflexion. Je n'ai pas envie de faire monter le tarif suggéré mais il faudrait détailler tout ce que cela coûte. Le loyer est déjà très élevé, le prix du maraîcher augmente aussi un peu…".
Et elle n’est pas la seule à se questionner. Boulangers, restaurateurs, commerçants… Tous constatent une hausse des prix et le pouvoir d’achat des citoyens, sous pression, ne peut pas suivre non plus. Mais la guerre en Ukraine est-elle l’unique responsable ? Certains en profitent-ils pour justifier des hausses de prix arbitraires ? Les stocks de céréales disponibles sont-ils critiques ou la spéculation ajoute-t-elle un grain de sel à une crise déjà assez dure à avaler ?
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Le prix des engrais explose
"J'achetais les engrais liquides à base d'azote à 170 euros la tonne il y a deux ans. L'année dernière, ils ont augmenté et c'est passé à 630 euros en octobre. Désormais, c'est entre 800 et 1 000 euros", explique Fabrice Flamend, agriculteur à Eghezée, qui cultive des céréales, des betteraves et divers légumes.
"Le prix des céréales est fixé au niveau mondial. Le bon côté, pour la production locale en Belgique, c'est qu'on peut les vendre plus cher. Mais ça ne couvre qu'à peine la hausse du prix de l'énergie et des engrais, et les acheteurs bloquent leurs achats en espérant que les prix diminuent", ajoute-t-il. "Le problème des céréales, ce sont les amplitudes terribles des variations de prix à cause de la spéculation. Et nous sommes très inquiets par rapport aux risques de famine en Afrique", ajoute l'agriculteur, alors que certains pays sont extrêmement dépendants des importations de céréales, et donc des prix, pour l'alimentation de leur population.
"Pour le prix des légumes, c'est différent. Il n'y a pas ce même problème de spéculation. Le prix de vente est surtout lié au carburant pour les tracteurs, aux produits phytosanitaires mais également à l'énergie utilisée pour les bâtiments de stockage, le froid et la ventilation", ajoute-t-il. "On s'est d'ailleurs regroupé à plusieurs agriculteurs, et ce depuis des années, pour acheter notre matériel et réduire les coûts. Mais en dix ans, un tracteur similaire, avec juste un moteur plus performant, a vu son prix passer de 135 000 euros à 170 000 euros…", signale-t-il. Pour lui, pas de doutes, "certains profitent de l'argument de l'inflation pour augmenter leurs prix au-delà du nécessaire". "Les hausses sont infernales… c'est de la folie", lance-t-il à ce sujet.
L’offre et la demande, bouc émissaire idéal ?
Pour Philippe Baret, docteur en agronomie et professeur à l'UCLouvain, "il faut changer de système agricole. Les agriculteurs n'ont pas de contrôle sur les prix et il y a un grave problème de communication. Les distributeurs avancent l'argument de l'offre et de la demande pour bloquer les prix, mais en réalité, c'est le choix commercial des grandes surfaces qui pose problème. La fixation des prix est parfois très obscure et personne ne sait vraiment comment elle est réalisée", tacle-t-il.

"Il faut aussi dire que la viande à bas prix, c'est une fuite en avant. Les agriculteurs ne peuvent pas produire plus pour gagner plus, comme ce que suggèrent certains distributeurs et hard discounters. C'est de la manipulation. Ensuite, l'élevage dépendant de l'importation de céréales pour nourrir les bêtes pose problème. En particulier quand les prix flambent comme aujourd'hui. Alors que l'élevage local en pâturage, lui, n'est pas ou peu impacté par cela", commente-t-il, mentionnant également les répercussions néfastes en termes de biodiversité et d'émissions de gaz à effet de serre de l'élevage intensif basé sur les céréales.
"Le lait connaissait le même problème de pression sur les marges pour les producteurs quand il était utilisé en produit d'appel par les hard discounters. Les producteurs n'arrivaient pas à en vivre", lâche-t-il. La pression sur les producteurs de lait est un peu moins forte d'ailleurs, nous signale Catherine Bauraind du Collège des producteurs. "Mais la traite nécessite beaucoup d'énergie et la sécheresse d'il y a deux ans cumulée à une année 2021 trop pluvieuse a réduit la qualité des fourrages. Les catastrophes climatiques, comme les incendies en Australie, ont d'ailleurs fait baisser la production mondiale", affirme-t-elle, inquiète pour l'évolution de la situation.
“Arrêter les biocarburants”
"Il faut arrêter de mettre des céréales dans l'essence, arrêter les biocarburants", signale également Philippe Baret. "Quand le prix des carburants monte, des pays comme le Brésil utilisent les surfaces cultivables pour faire du bioéthanol, ce qui fait encore monter les prix des céréales. Le marché des biocarburants a été poussé par les lobbys, c'est pour cela que l'on voit du diesel avec une partie de biocarburants. D'ailleurs, on dit biocarburant mais ce n'est pas du tout durable. C'est une solution qui crée d'autres problèmes", critique-t-il. "Le souci, c'est que certains n'ont pas encore compris qu'on a changé de monde. On ne peut plus faire semblant. Les agriculteurs et éleveurs sont déjà dans une situation dramatique, ils mangent leur capital. Il y en a qui gagnent moins de 15 000 euros par an", s'exclame-t-il. "La guerre n'a fait qu'accentuer le problème. On se retrouve dans une situation qu'on a connue au Moyen-Âge, où les conflits influençaient directement la capacité de s'alimenter ou non", ajoute-t-il.
Pour lui, les stocks ne sont d'ailleurs pas le problème pour le moment en Europe, ni même ailleurs dans le monde. Mais si les producteurs ukrainiens se retrouvaient dans l'incapacité de semer prochainement, la répercussion sur les prix se ferait très rapidement, dès que les marchés en auront conscience. "Et ça se posera bien avant les éventuels problèmes de stocks, qui pourraient se poser par la suite. Et là, les pays comme l'Egypte, qui importent près de 40 % de leurs céréales, auraient de grosses difficultés pour nourrir leur population, à cause du prix", alerte-t-il.