« Dans cette crise, le politique a presque monopolisé l’espace public mais on voit apparaître un contre-pouvoir »
Le professeur Vincent Lorant (UCLouvain) estime qu’ »on assiste actuellement à un phénomène de polarisation ».
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Publié le 29-01-2022 à 11h42 - Mis à jour le 29-01-2022 à 11h51
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Des policiers pris en tenaille, des vitres cassées, le Cinquantenaire transformé en champ de bataille... Les images de la grande manifestation contre les mesures sanitaires laissent sans voix. Elles sont pourtant révélatrices de l’état d’une partie de notre société après deux ans de crise sanitaire. Tandis que le clivage entre vaccinés et non vaccinés s’accentue, la tension est grande dans les rangs d’une population que le politique peine à convaincre. A-t-on atteint un point de non-retour ? Vincent Lorant, professeur en sociologie médicale à l’Institut de recherche Santé et société de l’UCLouvain, analyse cette situation sans précédent.
Il semble que de plus en plus de personnes qui ne sont pas antivax s'identifient à ce mouvement et participent à des manifestations comme celle du dimanche 23 janvier. Partagez-vous cette impression ? Les manifestations sont des événements sociaux avant d'être des événements politiques. On y rencontre des personnes et on se rapproche d'autres qui pensent comme nous. D'autant plus que la population a été soumise à des restrictions dans ses mouvements depuis mars 2020, donc c'est une occasion de sociabilisation. Cet événement peut attirer des gens d'horizons très différents. C'est parfois étonnant de voir à quel point les propos, les calicots et les messages des manifestants varient fortement. C'est un mouvement très hétérogène, qui regroupe des gens avec des motivations diverses. On oublie souvent un aspect : l'impact de l'épidémie sur la sécurité financière d'un certain nombre de segments de la population. C'est très compliqué de connaître les motivations réelles des gens présents. Les Comités de concertation à répétition du mois de décembre et le faux-pas vis-à-vis du secteur culturel ont-ils joué un rôle dans cette mobilisation massive ?
On voit apparaître un contre-pouvoir, alors qu'on a longtemps vu le pouvoir politique presque monopoliser l'espace public. Depuis mars 2020, la place de l'Etat est croissante dans les décisions sur la pandémie, mais aussi sur l'économie et dans la vie des citoyens. La vie de tout un chacun est fortement impactée par les décisions politiques, comme jamais auparavant. On a dit aux citoyens quand ils pouvaient sortir, quand ils devaient rester chez eux.
La manifestation de ce dimanche est une contestation vis-à-vis de ce rôle croissant de l'Etat et des décisions politiques prises depuis le début de la crise sanitaire. Le retour en arrière du politique concernant la fermeture de la culture est un élément parmi d'autres. La culture fait quand même partie des besoins d'une bonne partie du public, qui voit à nouveau l'Etat lui imposer des choses. Est-ce que l'on se rend compte de ce que cela veut dire ? Il y a quand même un impact considérable sur les libertés civiles.
Ce pouvoir prépondérant pris par l'Etat peut-il avoir donné l'impression aux citoyens d'être minimisés, voire invisibilisés par les gouvernants ?
Non, je n'irais peut-être pas jusque-là. Par contre, il y a deux aspects importants à souligner. D'une part, les libertés des citoyens ont été réduites. D'autres part, les segments de la population ont été différemment affectés par cette pandémie. Des indépendants qui se trouvaient déjà dans une situation précaire ont vu certains pans de l'économie s'ouvrir et se fermer en fonction d'une logique épidémiologique qui n'est pas toujours facile à comprendre. Derrière les restrictions, le citoyen ne voit pas les causes épidémiologiques mais plutôt les causes politiques. En Belgique les choix ne sont pas le fait d'experts. Ce sont surtout les élus qui tranchent. Cela a pour effet, sans doute, d'augmenter la méfiance des citoyens à l'égard des décisions prises. On assiste à une perte de confiance à l'égard des autorités publiques et donc à une perte d'adhésion aux mesures, à une volonté de les contester.
Après le Comité de concertation qui a acté la fermeture du secteur culturel, des experts comme Marius Gilbert ont été jusqu'à parler d'une "rupture de confiance" des citoyens vis-à-vis du politique. Les rejoignez-vous ?
Déjà avant la crise sanitaire, les statistiques indiquaient que la confiance des Belges envers leurs autorités politiques était très modérée. Elle n'était ni basse ni élevée. À l'heure actuelle, la crédibilité des décisions politiques peut avoir souffert des changements dans les orientations prises. À cela s'ajoute la marge énorme entre les recommandations des experts et les décisions politiques qui est extrêmement difficile à comprendre pour les citoyens.
Le Codeco a depuis essayé de faire preuve de davantage de transparence avec notamment la présentation du fameux baromètre et la venue d'experts lors d'une conférence de presse. Est-ce une bonne stratégie pour récupérer la confiance des Belges ?
Dès qu'on parle de décision, on se trouve dans une zone d'intersection entre l'expertise et le politique. L'idée qu'on peut les séparer totalement est illusoire. Au début de la pandémie, on a entendu les experts dire qu'il n'était pas utile de porter le masque. Cela veut dire qu'ils avaient anticipé le fait que politiquement ce n'était pas faisable. Aujourd'hui, on constate l'inverse: on a des politiques qui anticipent le fait que la légitimité de leurs décisions dépend de l'avis des experts. Donc amener des experts à une conférence de presse, c'est une manière d'augmenter la légitimité de la décision politique. Mais, ce faisant, vous rapprochez les deux cercles, celui du politique et celui du scientifique, avec l'espoir d'augmenter la légitimité du choix des élus. Mais c'est un pari risqué car ça peut avoir pour effet de délégitimer les experts.
Les bonnes pratiques que j'observe dans le domaine de la santé et des soins de santé tendent plutôt vers une déconnexion entre l'espace de décision et l'espace de recommandation. D'ailleurs, dans la séquence, on a d'abord un rapport du Gems et puis on a des décisions du Codeco. C'est mieux comme ça. Le politique a le droit de ne pas suivre les experts, c'est son job. Le ministre-président de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Pierre-Yves Jeholet (MR), avait rappelé en novembre que les politiques ne pouvaient pas s'intéresser uniquement à l'aspect sanitaire, mais qu'ils devaient prendre également en compte l'économie, la santé mentale... Il est donc normal de voir les politiques prendre des décisions qui ne convergent pas toujours avec l'avis des experts. Mais pour éviter les critiques le lendemain dans la presse, ils ont peut-être tendance à aller chercher les experts pour légitimer leurs décisions. Mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne stratégie.
Dans cette crise, est-il trop tard pour tenter de regagner la confiance des Belges ?
La confiance n'est pas une variable stable, même si c'est vrai que, quand elle change, c'est pour une période assez longue. La confiance peut toutefois toujours être regagnée. Pour cela, il ne faut pas seulement travailler sur la communication, mais aussi sur le fond. La confiance se gagne d'abord sur la nature du contrat social entre l'Etat et la population. Si l'on regarde les discussions concernant l'indépendance de l'Autorité de protection des données, on a une indication assez claire que l'Etat a l'air de ne pas jouer le jeu démocratique et de s'asseoir sur sa propre législation. On a aussi eu des indications que certaines règles n'ont pas toujours été adoptées selon une logique très claire. Sur ce point, l'Etat peut faire en sorte que les décisions prises suivent une logique la plus compréhensible possible, mais surtout une logique qui obéit à celle d'un contrat social. À cet égard, la stratégie du baromètre est bonne.
Le clivage actuel est-il en partie dû au discours officiel qui a tendance à remercier les vaccinés et à “réprimander” les non-vaccinés ?
Oui, on assiste actuellement à un phénomène de polarisation. A partir du moment où les faits et la science sont contestés, ce sont les loyautés qui vont primer sur les croyances et sur les décisions. Or, plus vous polarisez un discours, plus vous renvoyez les gens vers leur loyauté. Toute polarisation sur la vaccination va donc repousser les non vaccinés vers des discours moins scientifiques, plus complotistes et les pousser vers des médias alternatifs. Dans une société aussi complexe que la nôtre, cette polarisation-là n'est donc pas une bonne idée. Elle n'est bonne pour personne. En général, elle a pour effet d'affecter le fonctionnement démocratique.
Sur les réseaux sociaux aussi, les discours sont de plus en plus radicaux concernant la crise sanitaire. Faut-il s'en inquiéter ?
La polarisation devient inquiétante à partir du moment où elle amène des groupes à se déshumaniser l'un l'autre. La partie adverse devient moins légitime mais aussi moins humaine. A partir du moment où nous n'avons plus une plateforme commune - telle que la science, la raison, la démocratie -, comment allons-nous arriver à se parler ? La volonté de Macron d'"emmerder" les non vaccinés ne fait qu'amener ceux-ci à augmenter leur cohésion.
Le ministre de la Santé, Frank Vandenbroucke (Vooruit), souhaite l’instauration d’un pass vaccinal. N’est-ce pas plus insidieux dans l’approche qu'une vaccination obligatoire ?
Je trouve au contraire que c'est une approche beaucoup plus fine, plus subtile. Plutôt que vilipender la partie adverse, vous renforcez le contrat social. Vous dites : vous n’êtes pas obligé d'être vacciné, mais alors vous n'avez plus accès à certains espaces comme les lieux culturels, les restaurants...
